Un jour, j’ai demandé à Kurt Cobain s’il s’estimait chanceux. « Bien sûr », m’a-t-il répondu, avant de rectifier son affirmation. « Chanceux et maudit à la fois, autant l’un que l’autre. »

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Le matin du 8 avril 1994, au domicile de Kurt Cobain
Crédits : Seattle Police Department

Un silence

Durant l’hiver 1991, j’ai passé une semaine avec Nirvana, lors de leur tournée en Allemagne. Je le connaissais depuis une demi-heure et Kurt était déjà en train de m’apprendre comment rouler des cigarettes à la main. Il m’a confié qu’il ne toussait plus depuis qu’il roulait ses propres cigarettes, et qu’il avait supputé qu’il était allergique aux filtres des cigarettes industrielles. En retour, je lui ai appris comment se déboucher les oreilles en soufflant et en se pinçant le nez. Lorsqu’il avait mal au dos, je mettais mes bras autour de lui et je le soulevais pour réaligner sa colonne vertébrale.

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Crédits : Seattle Police Department

Kurt était plutôt calme en Allemagne, notamment à cause de ses maux quotidiens : ses douleurs de dos chroniques et une agonie sans fin que lui causait son estomac. En coulisses à Francfort, Chris Novoselic et Dave Grohl faisaient les pitres avec l’équipe de tournée : ils se balançaient du salami et faisaient des blagues à longueur de temps.

Kurt, lui, était assis en silence sur un canapé et regardait dans le vide. Si vous aviez la patience d’attendre des heures sans qu’il prononce le moindre mot – ce qui n’était pas le cas de grand monde –, alors il vous dévoilait sa personnalité. Son silence n’était jamais insignifiant. Parfois, il s’en servait comme d’une arme dans une conversation, mais il était souvent le signe du repli de sa souffrance physique dans le sanctuaire de son esprit. Une fois qu’on a appris à se connaître, on a passé la tournée à se moquer de Camille Paglia.

Avant que je ne quitte l’Allemagne, Kurt a proposé qu’on se rejoigne pour boire un verre la prochaine fois que le groupe passerait par New York. Même si nous nous étions rencontrés en tant que journaliste et sujet, j’avais l’impression de m’être fait un nouvel ami. Évidemment, sa vie a pris une toute autre direction. Kurt a épousé Courtney Love et ils se sont terrés dans un appartement à Los Angeles.

Nevermind est devenu octuple disque de platine, ce qui signifie qu’il était devenu impossible de passer un moment tranquille avec Kurt. C’était deux ans avant que le groupe joue à New York. Entre-temps, je les ai suivis comme tout le monde : j’ai regardé des vidéos, des cérémonies de récompenses, et j’ai écouté leurs albums jusqu’à les connaître par cœur.

Un soupir

L’année dernière, j’ai retrouvé Kurt pour écrire un nouvel article. Fidèle à lui-même, il est arrivé à notre premier rendez-vous avec deux heures de retard. Bien qu’il évite la plupart du temps le contact physique, nous nous sommes serré la main. Sa poignée de main est légère et délicate. J’ai remarqué qu’il avait peint ses ongles d’un vernis rouge vif. Nous avons rapidement commencé à nous raconter ce qui s’était passé dans nos vies respectives depuis notre dernière rencontre. Si Kurt se shootait à l’héroïne quand nous étions ensemble, il l’a bien caché.

L’été dernier à Seattle, il était alerte et heureux, et c’est l’image que je garderai de lui. Kurt était intelligent et instruit. Il m’a dit une fois que son livre préféré était Le Parfum, de Patrick Süskind. Une autre fois, il m’a dit que c’était Junky, de William Burroughs. Le premier a inspiré sa chanson « Scentless Apprentice » et le second est devenu le modèle de sa propre addiction à l’héroïne. Depuis, j’ai recommandé les deux livres à des amis. Kurt avait un sens de l’humour pince-sans-rire incroyable, comme lorsqu’il disait qu’il songeait à donner des rats à manger à sa fille, ou quand il a menacé de mettre le feu à des employés d’une maison de disque.

Il était aussi rancunier : il ne valait mieux pas lui parler de Lynn Hirschberg (journaliste au New York Times, ndt), de Steve Albini ou encore de Tabitha Soren. Kurt était direct, et il me racontait ses défonces ou ses escapades en prison avant même que j’ai eu le temps de me demander comment j’allais aborder ces sujets délicats.

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Crédits : Seattle Police Department

Je me souviens de la chambre de Kurt. Elle était mieux rangée que le reste de sa maison – un complet désordre –, malgré la guitare acoustique qui traînait sur le lit défait et les piles de photos de bébés qui jonchaient la pièce. Je me suis accidentellement assis dans son fauteuil préféré et il m’a poliment demandé de me lever : son dos refaisait des siennes. Kurt mesurait 1 m 71 et ne pesait que 57 kilos. Il s’est recroquevillé contre son dossier, comme une poupée de porcelaine dans son emballage. Il était en train d’engloutir un pot d’un litre de glace Häagen-Dazs au beurre de cacahuète. Il fumait constamment, une quantité astronomique de Merit Ultra Light. (Comme on pouvait s’y attendre, Kurt avait complètement changé d’avis et s’était remis à fumer des cigarettes industrielles, bien qu’il préfère les Camel Light et les Chesterfield Light.)

Je dégustais un eskimo qu’il avait sorti pour moi d’un réfrigérateur plein de boissons énergisantes et de plateaux repas. Il n’y avait pas de poubelle dans la chambre. Aussi, quand j’ai demandé à Kurt où je devais jeter le bâtonnet, il l’a pris et s’est dirigé vers la salle de bain. En m’y rendant plus tard, j’ai découvert qu’il n’y avait pas de poubelle là non plus, et qu’il avait simplement jeté le bâtonnet dans les toilettes. Ne voulant pas être tenu pour responsable si les canalisations de Kurt et Courtney venaient à se boucher, je l’ai repêché et l’ai remis dans ma poche. Il n’y avait pas non plus de papier toilette.

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Crédits : Seattle Police Department

In Utero est rapidement devenu un symbole pour moi : c’était la musique que j’écoutais quand j’avais envie de défier le monde. Lorsque j’ai dit à Kurt qu’il m’arrivait d’écouter l’album encore et encore sans jamais m’en lasser, il a ignoré le compliment et m’a répondu que lui ne pouvait pas. Quand je lui ai avoué que mes paroles préférées étaient « Give me a Leonard Cohen afterworld / So I can sigh eternally » (« Donnez-moi un au-delà façon Leonard Cohen / Que je puisse soupirer éternellement »), tirées de « Pennyroyal Tea », Kurt a simplement souri.

Une rumeur

Quand j’ai appris que Kurt s’était suicidé, je ne l’ai tout d’abord pas cru. L’an dernier, j’avais entendu tant de fois que Kurt Cobain était mort, ou que le groupe s’était séparé, que j’avais fini par ignorer ce genre de rumeurs. Bien qu’une overdose accidentelle me semblait probable, un suicide en revanche me paraissait incroyable. Le Kurt que je connaissais aimait bien trop de choses dans la vie. Ce n’est pas comme s’il ne m’avait jamais parlé des pensées suicidaires que lui inspiraient parfois ses douleurs d’estomac, « à s’en faire sauter la cervelle », mais j’étais parti du principe, espérais-je, qu’il s’était débarrassé de ces pulsions morbides grâce à ses médicaments – et en écrivant des chansons comme « I Hate Myself and Want to Die ».

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Crédits : Seattle Police Department

Kurt était très enthousiaste à l’idée du prochain album de Nirvana, qu’il voulait comme un nouveau départ pour eux. Ç’aurait été quelque chose de totalement différent, de « très bizarre » – il songeait même à utiliser un hautbois et un sampler. Il voulait être présent pour Frances Bean à chaque instant, quand elle apprenait à parler ou qu’elle s’aventurait partout dans la maison. Il avait essayé de trouver le lieu idéal, pour qu’elle grandisse sans avoir à revivre les traumatismes de sa propre enfance. « Avoir un enfant rend tellement plus optimiste », m’a-t-il dit un jour. Mais il était par-dessus tout profondément amoureux de Courtney.

Mon souvenir le plus net de Kurt, c’est la joie qu’il éprouvait en me décrivant sa femme. Je me souviens aussi de la jalousie que je ressentais lorsqu’il évoquait ce bonheur conjugal qu’il avait atteint. Il m’a alors dit de ne pas m’inquiéter, que moi aussi un jour, je rencontrerais quelqu’un, et que je serais aussi heureux que Courtney et lui pouvaient l’être. Quelques minutes seulement après l’annonce de la mort de Kurt, tout le monde a commencé à faire des blagues, à dire que les morts ne portaient pas de tartan, à se moquer d’une rock star bichonnée qui ne pouvait supporter sa célébrité. Je me suis fait la réflexion qu’ils étaient étrangement sur la défensive, à tenter d’éloigner sa mort comme ils pouvaient.

Si vous avez écouté Nevermind en boucle, si vous avez laissé sa musique entrer dans votre vie, le suicide de Kurt a dû toucher la part la plus sombre de votre âme. Dans l’une de ses chansons, Kurt disait se languir du confort d’être triste. À présent, il a violemment affirmé que la mort est le prolongement ultime de cette équation. Kurt est la première rock star de la génération MTV à mourir : ce n’était pas seulement quelqu’un que j’admirais, c’était aussi un confrère. Il n’aurait pas dû partir si tôt. Je ne pense pas que qui que ce soit se suicide parce qu’il n’est pas aussi passionné que Freddie Mercury lorsqu’il chante. La lettre que Kurt a laissée pour expliquer son suicide donne des excuses, mais pas de raisons. Je ne prétends pas pouvoir deviner ses motifs, aussi j’essaierai de le ramener un peu à la vie en racontant quelques souvenirs épars.

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Je me souviens qu’il faisait toujours des trous dans ses pulls pour pouvoir passer ses pouces dans les manches. Je me souviens qu’il mélangeait sa vodka–Sprite avec l’index de sa main droite. Je me souviens que le désordre le suivait partout où il allait, comme Pigpen, dans Snoopy. Je me souviens qu’il avait brisé le verre de son disque d’or pour pouvoir écouter la musique gravée sur le vinyle doré – qui s’est avéré être un album de musique classique, pas de Nirvana.

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Crédits : Seattle Police Department

Même après que CNN a confirmé que le cadavre était bien celui de Kurt, j’ai essayé de faire comme si ce n’était pas vrai, comme si ce n’était qu’une horrible rumeur de plus. Puis j’ai commencé à écouter sa musique, et j’ai presque vomi en entendant ses cris angoissés. C’était comme si on enfonçait des couteaux dans mon ventre, un mélange de ma souffrance et de la sienne. Aujourd’hui encore, je ne peux pas écouter « Come As You Are » entièrement. « And I swear that I don’t have a gun / No, I don’t have a gun » (« Et je jure que je n’ai pas de flingue / Non, je n’ai pas de flingue »). Kurt le chante encore et encore, et j’aurais aimé que ce soit vrai.

Je rencontre des gens qui sont en colère du fait que Kurt s’est défilé, qu’il a laissé Frances Bean sans un père, qu’il n’a pas donné à ses fans la solution pour venir à bout de leurs propres problèmes. Pour ma part, il me manque terriblement, voilà tout. Parfois, je me surprends à écouter « Something in the Way », et je fais une prière silencieuse pour Kurt, en espérant qu’il a été libéré de ses agonies et qu’il a trouvé cet au-delà façon Leonard Cohen dont il rêvait.


Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « Remembering Kurt », paru dans Details.

Couverture : Les affaires de Kurt Cobain sur les lieux de son suicide, par le Seattle Police Department.