Un heureux désastre

Le pire n’est jamais sûr. Quinze ans après avoir donné vie au « pire film de l’histoire », Tommy Wiseau reçoit les hommages du tout-Hollywood. Ce 7 janvier 2018, il louvoie entre les tables de l’hôtel Hilton de Beverly Hills, en Californie, pour rejoindre James Franco sur scène. « La première personne que je dois remercier, c’est l’homme lui-même, Tommy Wiseau », annonce au micro le meilleur acteur de l’année écoulée, un Golden Globe en main. Dans son propre long-métrage, The Disaster Artist, James Franco est assez admirable en cinéaste raté pour recevoir le prestigieux trophée. Et, juste renvoi d’ascenseur, il invite le modèle d’échec en question à partager les honneurs.

L’affiche mythique

« Il y a 19 ans, Wiseau est resté à la porte des Golden Globes », poursuit Franco en lisant le texte préparé pour l’occasion sur son téléphone. « Il a dit à son meilleur ami, Greg [Sestero] : Alors comme ça je ne suis pas invité ? Je sais qu’il ne veulent pas de moi avec mon accent et mes cheveux longs. Je ne vais pas attendre Hollywood, je vais faire mon propre film.” » En 2003, The Room était en salles. Produit, réalisé et interprété par cet inconnu aujourd’hui révéré par une large communauté de fans, le mélodrame raconte l’histoire d’un banquier en conflit avec son meilleur ami, le fameux Greg Sestero, et sa fiancée. Mais ce qui aurait dû rester un mauvais conte sur l’amour et l’amitié devient, l’étrange excentricité de Wiseau aidant, un film culte.

Dès les premières scènes, un décalage se creuse entre l’ambition poétique du projet et l’amateurisme de la réalisation. Les dialogues sont aussi absurdes et maladroits qu’improbables. Au total, l’œuvre est moins ronflante que comique. Devenue petit à petit un sommet de nullité reconnue, elle conquiert son public. « Il y a des gens qui adorent les mauvais films », constate Dan Janjigian, qui joue Chris R dans le film. Ils prennent ainsi beaucoup de plaisir à voir Tommy Wiseau réciter son texte en manquant de naturel comme personne. Dans une séquence restée célèbre, il s’emporte contre sa petite amie. À peine sorti de cette ridicule colère, le voilà qui prend une voix flûtée. « Oh, hi Mark », lance-t-il sur le toit d’un immeuble, feignant l’étonnement.

« Quelques semaines après la sortie, j’ai reçu un appel d’un des acteurs, Mike », raconte Dan Janjigian. « Il m’a dit que le film continuait à être diffusé. J’étais surpris. Les spectateurs se déguisaient même pour ressembler aux personnages. » Au fil des années, le succès grandit. En 2008, l’hebdomadaire Entertainment sonde dans un article le « culte fou » de The Room. Les fans vantent sa magie indescriptible, et le professeur de cinéma Ross Martin lui donne le surnom de « Citizen Kane des mauvais films ». Interviewée à cette occasion, l’actrice Robyn Paris (Michelle) prend conscience du phénomène. « C’est devenu mainstream à ce moment-là », indique-t-elle.

Dix ans après la sortie de cet extraordinaire nanar, Greg Sestero tire profit de l’engouement du public pour publier un livre dans lequel il raconte le tournage, The Disaster Artist. James Franco en achètera plus tard les droits. « Tommy Wiseau a pensé le film comme un drame américain sérieux mais c’est devenu, en soi, une comédie pleine d’erreurs », retrace son ami dans l’ouvrage. « Le film est maintenant admiré pour son étrangeté et son inégalable capacité à faire rire du début à la fin. Ça pourrait bien être la pire heure et demi jamais enregistrée. »

En tout cas, James Franco adore. Après avoir reçu son Golden Globe, l’acteur pointe du doigt Seth Rogen, son « meilleur ami dans le milieu » présent à l’hôtel Hilton de Beverly Hills ce 7 janvier 2018. Rogen a accepté de produire The Disaster Artist bien que « seul James Franco [ait été] assez bizarre pour penser que montrer l’histoire des personnes qui ont fait ce film serait la meilleure façon de dire aux parias que leur rêve peut devenir réalité ». Cela « interroge la notion de qualité elle-même », dit aussi Rogen, tandis que Franco vante « une histoire d’amitié ». Quand Tommy Wiseau s’est penché sur le micro pour dire quelque chose au public, celui qui joue son rôle l’a pourtant peu amicalement poussé en arrière. Il connaît trop bien le personnage.

Dave et James Franco, dans The Disaster Artist
Crédits : Warner Bros.

John au restaurant

Tommy Wiseau est entré à Hollywood par effraction. Un soir d’été, en 2002, il entraîne Greg Sestero avec lui au Palm, un restaurant de la capitale mondiale du cinéma fréquenté par des présentateurs télé, des mannequins et de petites célébrités du septième art. L’énigmatique réalisateur dénote dans ce bestiaire mondain. Il porte un blazer noir trop grand, un marcel blanc, un ample pantalon couleur sable aux poches remplies d’on-ne-sait-quoi, des chaussures militaires et deux ceintures. Oui, deux ceintures. Car Tommy Wiseau ne fait rien comme tout le monde. « Je ne fais pas la queue », souffle-t-il à Greg à l’entrée du restaurant, après avoir refusé de confier sa Mercedes SL-500 au voiturier par crainte qu’il ne « pète sur le siège ».

Une serveuse voit alors arriver ses longs cheveux noirs emmêlés. A-t-il une réservation ? « Oui », ment Wiseau. Il faut maintenant donner le change. « Mon nom est Ron », tente-t-il. Raté : « Il n’y a pas de Ron », rétorque la serveuse après vérification. « Oh pardon », ne démord pas l’étrange client, « c’est Robert. » Encore à côté. Wiseau part alors dans un de ces éclats de rire gênants dont il a le secret : « Oh je me souviens, cherchez John. » Par chance, un certain John a bien réservé une table pour quatre. Mais Tommy n’est pas satisfait par son emplacement. Il exige d’être placé à l’écart. Ses protestations finissent par convaincre la serveuse. De guerre lasse, elle conduit les deux hommes en carré VIP. Déjà, Tommy Wiseau a mis un pied à Hollywood clandestinement.

« Nous allons commencer demain, comment tu te sens ? » demande-t-il à Greg. « Super », répond sans conviction ce dernier. Bien qu’ils soient là pour célébrer le début du tournage, le réalisateur n’a pas dérogé à son étrange habitude de commander un verre d’eau chaude. Mais c’est la tiédeur de son ami qui plombe l’ambiance. « Tu n’es pas heureux ? » s’enquiert Wiseau. En réalité, le grand blond est distrait par l’arrivée de deux jeunes femmes élégamment habillées. Un verre de vin entamé à la main, elles engagent la conversation avec lui et s’assoient. Wiseau sort soudain de son silence. « Qu’est-ce que vous faites à part boire ? » lâche-t-il, laissant ses voisins de table interdits. « Vous offrez autre chose que de la vodka ? » reprend Wiseau. Sur quoi, les deux verres de vin quittent la table.

Tommy sur le toit

Greg Sestero a l’habitude de ce genre de malaises. Cela fait maintenant cinq ans qu’il côtoie le singulier personnage. En 1998, il l’a rencontré dans une école de cinéma, à San Francisco. « Nous avions deux caractères opposés mais nous voulions tous les deux réussir à Hollywood », se souvient-il. À l’époque, il a 19 ans. L’âge de Wiseau demeure inconnu. L’homme confie volontiers ses envies les moins avouables mais reste mystérieux sur sa vie privée. Avant d’arriver en Californie, « l’artiste désastreux » aurait vécu en Louisiane. Dans le documentaire qu’il lui consacre, Room Full of Spoons, Rick Harper affirme qu’il est originaire de Poznań, en Pologne.

Malheureusement, la sortie de Room Full of Spoons a été mainte fois repoussée, Wiseau mettant jalousement tout en œuvre pour l’interdire. « Il veut rester énigmatique car cela augmente l’aura du film », juge Dan Janjigian. « Or, le documentaire révèle beaucoup de choses sur lui. » Lors d’interviews, Tommy Wiseau s’est contenté de dire qu’il avait habité en France. Toujours est-il que cette trajectoire manifestement sinueuse s’est poursuivie, à son arrivée en Californie. Après avoir travaillé dans un restaurant et à l’hôpital, il a ouvert un magasin de vêtements à prix cassés, selon le récit de Greg Sestero. Mais, pour financer The Room, il aurait amassé une petite fortune dans l’immobilier.

Joyeux bordel

Après le dîner au Palm de Hollywood, Greg remonte dans la Mercedes SL-500. Le véhicule se traîne vers Santa Monica : pour une obscure raison, Tommy roule 30 km/h en-dessous de la vitesse autorisée. Au premier feu, le hasard place le duo juste à côté des deux femmes du restaurant. À leur vue, Tommy baisse la fenêtre passager et part dans un affreux rire saccadé. Alors que Greg s’enfonce dans son siège, mort de honte, Miranda et Samantha s’échappent de nouveau, aussi vite que possible. Sur le reste du parcours, le réalisateur met tous ses efforts à convaincre son passager de jouer Mark, alors qu’un autre acteur, Ron, doit s’en charger.

Wiseau vit probablement mal les critiques, mais il n’est pas du genre à se dédire.

Greg finit par accepter. À l’image de changement de dernière minute, tout le casting est géré de manière erratique. Pour jouer le rôle de Chris, le réalisateur engage Dan Janjigian, un jeune homme diplômé de finance, sur la foi d’un court interrogatoire. « Mon colocataire, qui devait avoir un rôle, m’avait briefé sur les réponses à donner », rigole aujourd’hui Dan. Tout juste revenu des Jeux olympiques d’hiver, où il prenait part à l’épreuve de bobsleigh avec l’Arménie, l’athlète n’a alors jamais tourné.

Passée par l’école de cinéma de l’University of California, Robyn Paris a elle surtout fait de l’impro jusqu’ici. Ça lui fait un point commun avec Tommy, qui gère tout au fil de l’eau. Alors qu’elle n’a été auditionnée qu’une fois, sans avoir été relancée, la jeune femme originaire de Caroline du Nord reçoit un appel de Greg en pleine nuit. « Dans combien de temps peux-tu venir sur le plateau ? » demande-t-il. « Est-ce que ça veut dire que j’ai le rôle ? » murmure Robyn. « Si tu viens, oui », lui est-il promis. Tout s’enchaîne. Sur place, elle est poussée devant la caméra sans avoir le temps de changer de vêtements. Il faut maintenant embrasser un acteur avec un chocolat, que Wiseau se représente comme le symbole de l’amour. Robyn doit ensuite quitter le champ par en bas, comme si elle allait lui faire une fellation. Le visage de son partenaire se déforme alors dans une mimique hallucinante.

« Je me suis très vite demandée pourquoi je m’étais engagée là-dedans », avoue Robyn. Quand un acteur reçoit son script, aucune indication n’est donnée sur le reste du film. Pour chacun, la première projection est donc une découverte. « J’étais nerveux », se souvient Dan. « Je me suis demandé si ça n’allait pas être un porno. C’était très inconfortable. » Robyn en garde un meilleur souvenir : « Mon mari et moi pleurions de rire, mais j’évitais de faire de bruit pour ne pas vexer Tommy. » Le réalisateur vit probablement mal les premières critiques. Mais il n’est pas du genre à se dédire. Pendant cinq ans, son visage s’affiche en grand sur un panneau géant qui fait la promotion du film à Los Angeles.

Un jeu d’acteur inoubliable

Dans la cité des anges, deux apprenti-réalisateurs remarquent une inscription devant un cinéma. « Vous ne serez pas remboursés », est-il écrit près du titre de The Room. « Voir ce film c’est comme recevoir un grand coup sur la tête », annonce aussi la citation piochée dans la presse. Intrigués, Michael Rousselet et Scott Gairdner achètent leurs tickets. Ils aiment tellement le film qu’ils en deviennent les ambassadeurs, le recommandant autour d’eux. « C’est devenu une blague à Los Angeles et une curiosité dans le cinéma grâce à leur enthousiasme et à la guérilla marketing de Tommy », analyse Greg.

Après l’article de l’hebdomadaire Entertainment, en 2008, The Room se diffuse comme une traînée de poudre. Tommy Wiseau lance des produits dérivés, notamment une boutique de sous-vêtements, et même un site de rencontres pour les fans. Après la sortie du livre de Greg, The Disaster Artist, en 2013, Robyn Paris écrit un documentaire en plusieurs épisodes sur « ce que sont devenus les acteurs du film ». À la faveur des projections et de leurs projets respectifs, la plupart communiquent régulièrement. Tommy, lui, fait cavalier seul. « Il ne nous invite pas aux projections, il y va juste avec Greg », regrette Robyn.

Si le réalisateur se veut mystérieux, l’interdiction à la vente du DVD de The Room Full of Spoons a été levée par un juge en novembre, au bonheur des fans. Que Tommy Wiseau se rassure, cela n’obérera sans doute rien de leur affection pour The Room.

Crédits : Josh Brasted/Getty Images

The Room sera projeté le 15 février 2018 au Grand Rex, en présence de Tommy Wiseau et Greg Sestero, pour fêter les 15 ans du film. 


Couverture : Une scène de The Room. (Tommy Wiseau/Ulyces)