Le visage légèrement bouffi, les mains menottées sur son estomac, Mariangela Di Trapani descend les marches, encadrée avec fermeté par deux membres des forces de l’ordre. Son regard vide balaie la horde de journalistes qui l’accueille à la sortie du poste. Tout Palerme l’appelle « La Patronne », pour une raison bien simple : après la mort en prison du parrain des parrains Toto Riina, on la soupçonne d’avoir été chargée de réorganiser les troupes du quartier mafieux de Resuttana. En ce 5 décembre 2017, elle est arrêtée lors d’un coup de filet de grande ampleur baptisé « Talea », auquel ont participé plus de 200 carabiniers.

Fille et sœur des patrons de la mafia Cicco et Nicolò Di Trapani, Mariangela connaît la prison qui l’attend pour y avoir déjà passé sept ans. Elle avait transmis les ordres de son boss de mari, Salvino Madonia, à ses acolytes alors qu’il était incarcéré pour meurtre. Libérée en 2015, elle serait alors passée de messagère à donneuse d’ordres, pour finalement retomber dans les rets de la justice.

Selon une étude récente du centre de recherche italien TransCrime, de plus en plus de femmes occupent une place de premier plan dans la mafia italienne. « Dans de nombreuses familles de la Cosa Nostra et de la ‘Ndrangheta, les femmes sont passées au rang de personnages principaux, très actives dans la gestion de leurs affaires familiales », confirme Alessandra Dino, professeure de sociologie judiciaire à l’université de Palerme. Longtemps chargées par leurs maris de l’éducation des enfants, les mafieuses tiennent-elles désormais les rênes des finances ?

Cheffes d’entreprises

Des mois durant, une équipe internationale de huit chercheurs·euses a modélisé le « risque d’infiltration de crimes graves et organisés dans des entreprises légitimes sur l’ensemble des territoires et des secteurs européens ». Fin décembre 2018, l’étude de TransCrime a conclu que si 2,5 % des personnes condamnées pour des crimes liés à la mafia en Italie sont des femmes, celles-ci possèdent pourtant un tiers des avoirs des organisations. 

Mariangela Di Trapani

En examinant les entreprises de la pègre italienne, les chercheurs·euses ont en outre pu établir que « dans les secteurs de la construction et des transports en particulier, il y a quatre fois plus de femmes actionnaires que dans l’économie légale », explique Michele Riccardi, chercheur chez TransCrime ayant participé à l’étude. Ces mères, sœurs ou filles n’occupent plus uniquement des rôles passifs, comme en témoignent les pages d’enquêtes menées par les procureur·e·s antimafia : leurs noms y sont couchés à l’envi, tant issus de la Cosa Nostra que de la Camorra ou de la ‘Ndrangheta. 

« Les résultats de cette étude ne sont pas surprenants, car les femmes sont souvent perçues comme insoupçonnables et il est donc plus simple de leur céder des propriétés sans attirer l’attention », explique Felia Allum, conférencière en science politiques et Italien à l’université de Bath. Les mafieux préfèrent ainsi donner des responsabilités ou des activités financières à des membres de leur entourage pour que l’argent reste dans la famille, sans que les véritables bénéficiaires apparaissent.

L’histoire de Maria Campagna illustre ce phénomène. Cette quadragénaire qui croupit désormais derrière les murs de la prison de Santa Maria Capua Vetere, en Campanie, faisait pleuvoir sur l’Europe des centaines de kilos de cocaïne il y a deux ans. Après son arrestation au cours de l’opération « Penelope », la justice a démontré qu’elle s’était chargée de la communication entre son mari, le mafieux Turi Cappello, et le reste du clan alors qu’il était incarcéré. Patron de Catane, Cappello avait en elle une confiance aveugle et comptait sur ses talents pour traiter avec les trafiquants de drogue sud-américains.

Maria Campagna au milieu d’une foule de suspects

Selon le centre d’enquête Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), Campagna ne se limitait pas à cela. C’était une capo, spécialisée dans « l’organisation de la collecte d’une quantité considérable de cocaïne à travers tous les ports dans lesquels elle était expédiée ». L’organisme estime que si le nombre de femmes occupant ce type de positions reste encore faible dans les clans mafieux, il est en constante augmentation. « En 1989, un seul acte d’accusation lié à la mafia a été déposé contre une femme. En 1995, il y en avait 89 », appuie-t-il. À mesure que le phénomène prenait de l’ampleur, la recherche et la justice se sont donc penchées sur la place qu’occupent ces femmes dans les milieux criminels en Italie, après des années tapies dans l’ombre des hommes.

Garantes des valeurs mafieuses

Le rôle des femmes dans la mafia s’est structuré au milieu du XIXe siècle. Il s’agit alors d’une société notoirement violente et machiste, où elles occupent une place toutefois essentielle pour le clan : la passation de témoin. « Les pères étant souvent en cavale ou en prison, ce sont les mères qui transmettent les “valeurs” mafieuses aux enfants », explique la réalisatrice Anne Véron, dont le documentaire Des femmes dans la Mafia fait le portrait de trois femmes de la Cosa Nostra. « Pendant très longtemps, elles ont été la vitrine respectable des familles mafieuses », complète Dino. Présentes aux messes ou dans toute manifestation publique, elles doivent montrer à la société qu’elles sont parfaites en tout point.

Selon les organisations, leur fonction peut varier. À en croire Felia Allum, dont la thèse portait en particulier sur la mafia napolitaine, la Camorra (elle a également écrit deux livres sur la Camorra Napolitaine), les groupes ont des fonctionnements différents et « le territoire a également un impact sur le rôle des femmes ». Cette disparité « rend difficile toute généralisation », avertit la chercheuse. À Naples, les femmes sont plus émancipées, car là-bas « ne sévit que la mafia urbaine ». Dans la mafia calabraise, plus rurale, elles n’ont en revanche que peu d’espace, car les liens du sang prévalent. En Sicile, elles ne peuvent pas appartenir officiellement à une organisation, « mais toute femme faisant partie de la vie d’un homme mafieux, partage également son travail ». 

Leur rôle n’est donc pas à minorer. « Sans elles, les mafias n’existeraient pas », rappelle Felia Allun. « Elles sont aussi coupables que les hommes en transmettant les valeurs mafieuses aux nouvelles générations. » Comme chez les hommes, les repenties sont rares. Celles qui font le choix de coopérer avec les autorités pour se protéger ou mettre leur progéniture à l’abri s’exposent à mille châtiments. Le suicide en 1992 de la jeune Rita Atria, une semaine après la mort de son protecteur, le juge Paolo Borsellino, reste un événement tragique et douloureux de la lutte antimafia.

Rita Atria

Jusqu’au début des années 1990, les mafieuses sont restées très discrètes devant les tribunaux. Ce traitement de faveur a sans aucun doute participé à leur anonymat. « Prenez la possession illégale d’armes à feu, par exemple », poursuit Alessandra Dino. « En lisant les dossiers judiciaires, nous pouvons voir que cela a souvent été défini comme de “l’aide et de la complicité” dans le cas d’une mafieuse », alors que pour un homme, la justice parlait d’ « association mafieuse », un crime autrement grave.

Souvent considérées comme victimes, de plus en plus de femmes sont toutefois condamnées depuis vingt ans. « Ce n’est qu’en 1999 que le système judiciaire italien a reconnu qu’une femme pouvait effectivement être accusée de crimes liés à la mafia, même en l’absence d’affiliation formelle », explique Dino. Garantes de la vendetta et de l’omerta, les mafieuses apparaissent désormais aux yeux de tou·te·s avec une casquette supplémentaire de manageuse. Mais elles n’ont pas tout à fait pris le pouvoir. 

Pseudo-émancipation

Malgré tout, la mafia demeure « une société éminemment machiste », s’exclame Felia Allum. « Les femmes ont toujours été là, mais on ne les voyait pas ! » Leur émergence au premier plan pourrait donc procéder d’une plus grande attention portée sur elles. « Depuis 25 ans, il y a de plus en plus de femmes juges antimafia, comme il y a de plus en plus de chercheuses qui observent ce phénomène », poursuit Allum. 

En outre, les femmes ne prennent souvent le pouvoir que par intérim, le temps d’une incarcération. Une fois de retour, les hommes reprennent leur place. « Il arrive bien parfois que des femmes obtiennent plus de pouvoir au sein d’une organisation, mais uniquement quand les hommes en ont besoin », confirme Felia Allum, qualifiant plutôt ce phénomène de pouvoir de délégation. Les mafias restent des organisations orientées vers les hommes et les exceptions à cette règle sont rares, même s’il existe quelques cas intéressants. Bien que plus proactives qu’auparavant, « les femmes sont comme une armée de réserve », décrit-elle. « Elles ont intégré toutes les astuces du métier et peuvent monter au combat quand on fait appel à elles. »

Le cas de Giusy Vitale illustre parfaitement cette émancipation de façade chez les « femmes d’honneur ». Surnommée « Lady Mafia », cette Sicilienne était dans la Cosa Nostra. Quand son mari et ses frères se sont retrouvés derrière les barreaux dans les années 1990, la jeune femme a pris les rênes à Partinico, non loin de Palerme. Arrêtée en juin 1998 puis en 2003, elle a dirigé la famille d’une main de fer pendant quelques années, sans toutefois être autorisée à participer aux réunions. Après avoir collaboré avec la police en 2005, elle vit aujourd’hui sous un pseudonyme, dans un lieu tenu secret.

Giusy Vitale

Un renversement des forces est-il alors possible ? En 2012, Allum a fait une rencontre hors du commun. Une témoin de la justice – dont elle tait l’identité – lui a confié sa vision de l’avenir. Pour elle, viendra un jour le temps où les femmes seront plus puissantes. « Elle était persuadée que les hommes avaient tendance à être plus violents, mais que les femmes étaient plus intelligentes et comprenaient mieux l’économie », explique la professeure.

Si les femmes auront toujours un rôle-clé au sein des mafias, la chercheuse semble toutefois dubitative devant la perspective d’un tel basculement. « Mais avec de plus en plus d’hommes envoyés en prison, peut-être que ces femmes trouveront l’occasion de garder le pouvoir pour plus de temps et donc d’avoir un impact », ajoute-t-elle. 

Quoi qu’il en soit, l’étude récemment publiée par TransCrime a le mérite de pointer l’invisibilisation dont ont longtemps fait l’objet les femmes de la mafia. Il était temps d’y mettre fin. 


Couverture :  PXhere