Narco-sub

Les faisceaux de puissants projecteurs dansent dans l’obscurité. Suivant la houle, ils éclairent brièvement une coque à peine visible depuis la surface. Sa masse sombre se fond dans la nuit alors que de petites embarcations se pressent contre ses flancs. Les rais de lumière se perdent un temps dans les vagues, avant de revenir sans indulgence sur deux militaires qui s’affairent autour du massif du sous-marin semi-submersible. Portées par les flots, des voix guident leurs gestes tandis qu’ils se coulent entre ses entrailles de fer.

L’inspection du rafiot ne se fait pas sans peine. Pendant des heures, les colis se succèdent et remontent de ses cales pour retrouver la lumière du jour qui a pris le relais des projecteurs. Solidement empaqueté, leur contenu n’étonne guère mais cette prise n’en reste pas moins spectaculaire. 

Le 5 septembre 2019, dans le Pacifique Sud, non loin du continent sud-américain, la garde-côtière américaine a mis la main avec l’aide de la marine colombienne sur plus de cinq tonnes de cocaïne, d’une valeur de 165 millions de dollars (plus de 150 millions d’euros).

À cause de problèmes de sécurité et de stabilité, seuls 500 kg ont pu être sortis du navire. Parce qu’il représentait un danger pour la navigation, celui-ci a ensuite été envoyé par le fond, sa précieuse cargaison avec lui. Cette capture se solde par l’arrestation de quatre narcos présumés, et vient s’ajouter à une longue liste d’opérations menées à bien par les forces armées depuis le début de l’année.

Crédits : US Coast Guard

Les gardes-côtes américains l’affirment : le phénomène des narco-subs est en constante augmentation et les raids se succèdent dans le Pacifique. En effet, ce semi-submersible de douze mètres de long est le 22e intercepté depuis le début de l’année 2019. En 2018, la récolte avait été fructueuse, avec 37 vaisseaux arrêtés. 

En juin dernier, une autre interpellation musclée avait stoppé net la traversée d’un semi-submersible dans les eaux inter­na­tio­nales de l’océan Paci­fique. À l’issue d’une course-poursuite surréaliste qui avait nécessité le saut impressionnant de deux membres d’équipage en uniforme sur la coque, les autorités avaient découvert dans le sous-marin sept tonnes de cocaïne, soit plus de 200 millions d’euros de marchandise. 

Envi­ron 80 % des drogues qui entrent aux États-Unis passent par le Paci­fique, mais les auto­ri­tés estiment n’ar­rê­ter que 11 % de ces embarcations sous-marines, utilisées par les cartels depuis des décennies afin d’être plus difficilement détectables et de stocker plus de marchandises.

En 2009 déjà, elles avaient estimé que 70 % de la cocaïne colombienne avait quitté le territoire par les eaux, pour un voyage de deux semaines à bord d’embarcations sous-marines surchauffées. Au fil des ans, arrestation après arrestation, sans pour autant être capables d’en juguler franchement la production, les autorités ont remonté la piste des narco-sous-marins.

Cartel sous pression

Selon le chercheur et analyste Byron Ramirez, spécialisé dans les affaires politiques et économiques internationales, les années 1990 se sont ouvertes avec une amélioration des techniques de communication et de radar. Les avions et bateaux appartenant aux cartels colombiens se faisaient plus facilement repérer lorsqu’ils tentaient de faire passer de la marchandise au Mexique, afin qu’elle soit acheminée vers les États-Unis ou vers l’Europe.

Crédits : US Coast Guard

« En raison de la pression croissante exercée par les gouvernements et les forces de police, les trafiquants de drogue ont dû concevoir des mesures de prévention et mettre au point des moyens novateurs pour transporter et pour livrer leurs drogues », explique Ramirez. Eux qui contrôlaient déjà toute la chaîne de production de la cocaïne comprenaient bien la valeur stratégique et économique de pouvoir en maîtriser la livraison. 

C’est ainsi que les cartels de la drogue colombiens ont commencé à envisager les narco-sous-marins et à allouer des ressources économiques à leur production. L’objectif « était de développer un navire autopropulsé, capable d’éviter les radars, furtif et capable de parcourir de longues distances », réduisant ainsi les risques de capture.

La mort de Pablo Escobar puis l’arrestation des dirigeants du cartel de Cali au début des années 1990 n’a pas freiné les appétences technologiques des trafiquants.

Au cours des trois dernières décennies, les autorités ont réalisé que les technologies utilisées par les trafiquants suivaient leurs améliorations en terme de détection et de surveillance. Selon Byron Ramirez, ils ont ainsi doté leurs navires de « systèmes électroniques modernes, des systèmes de navigation, des fonctions anti-radar et des silencieux à refroidissement par eau, [afin de rendre] la détection plus difficile. »

Et les trafiquant·e·s se sont bien entourés. « Les cartels ont passé un contrat avec de véritables ingénieurs de la marine russe pour participer à la conception et à la construction », soutient le chercheur. Au fur et à mesure, ils ont placé un personnel qualifié aux commandes, dirigeant des équipes de travailleurs·euses locaux·ales, généralement pauvres. Les pièces introduites clandestinement, la production est, quant à elle, toujours principalement réalisée à la main au cœur de la jungle colombienne.

Un narco-sous-marin semi-submersible. 
Crédits : United States Navy

Dans la jungle colombienne

Depuis plusieurs heures, il suit le cours de rivières sinueuses. Dans cette région isolée de la Colombie, au sud de la ville de Buenaventura, Miguel Angel Montoya se laisse mener sans résistance par ses guides. Désormais, ils avancent sur des planches en bois fixées au sol et le petit groupe peine à respirer librement. 

Le regard de Montoya balaie les marais avec stupeur ; à cause des émanations chimiques de résine, l’air est épais, presque gluant. C’est bien le camp qui se dévoile entre les arbres. Cette agitation n’existe que pour lui, car, depuis le ciel, elle est indétectable. La jungle est si dense que la canopée l’enveloppe de son feuillage impénétrable.

Par-dessus le mugissement des bateaux à moteur, les respirations et exclamations de centaines de travailleurs·euses arrivent à ses oreilles. « Ils allaient et venaient par dizaines », se souvient-il bien des années plus tard. Ancien collaborateur du cartel de Cali, repenti en 2001, Miguel Angel Montoya affirme avoir participé à la conception de certains des premiers semi-submersibles.

C’est dans la jungle côtière colombienne ou dans d’autres pays producteurs de cocaïne que les cartels ont trouvé un lieu propice à leurs constructions stupéfiantes. Ils ont installé dans la mangrove de véritables chantiers navals de fortune pour concevoir leurs navires dans le plus grand secret.

Notant une certaine ressemblance dans le choix de conception de certains modèles interceptés, les autorités ont pu estimer que différent·e·s constructeurs·rices effectuaient des copies à la chaîne, nécessitant une équipe de 15 à 20 personnes. Le semi-submersible retrouvé fin septembre 2019 est par exemple le huitième de cette « lignée » à être découvert.

Un narco-sous-marin retrouvé en 2010 près de la frontière séparant la Colombie et l’Équateur
Crédits : US Drug Enforcement Administration

Les cartels ont mis au point trois types d’embarcations, parfois regroupées à tort sous l’appellation de « sous-marins ». Il y a d’abord les vaisseaux entièrement submersibles. Rarement interceptés, ils sont plus avancés et par conséquent plus coûteux à produire. « Au fil des années, la technologie des narco-sub semble s’être améliorée », poursuit Ramirez. En effet, les captures de narco-vaisseaux se sont poursuivies, constituant à chaque fois un témoin de l’avancée technologique des cartels. Une découverte en 2000 a marqué un tournant pour les autorités colombiennes dans leur compréhension des narco-sous-marins.

Au mois de septembre, elles ont découvert un sous-marin en construction dans la ville de Facatativa, près de Bogota. Avec ses 30 m de long et ses 3,5 m de large, ce monstre des mers « avait une conception cylindrique et furtive plus élaborée » inédite à l’époque. Avec un coût de construction estimé à 10 millions de dollars, il était submersible et aurait pu transporter un équipage de douze personnes. Plus fort encore : une fois terminé, il aurait été capable de parcourir 3 700 km à 100 mètres sous la surface, avec 150 à 200 tonnes de marchandise à son bord. Ramirez ajoute qu’il aurait probablement été équipé d’ « un sonar de profondeur, d’une communication par satellite, d’un GPS et d’un radar de navigation ». 

Le sous-marin découvert en 2000 dans la ville de Facativa, en Colombie.
Crédits : US Coast Guard

Dans la famille des modèles submersibles, une autre découverte a bousculé les certitudes des forces armées en 2005. Cette année-là, un semi-submersible particulier a été saisi : il tractait une sorte de grand bidon en forme de torpille. Remplie de stupéfiants, cette torpille évoluait à une trentaine de mètres de profondeur, et les militaires ont compris qu’elle pouvait être libérée en cas d’urgence et récupérée aisément plus tard grâce à des balises. Pensées par Miguel Angel Montoya et ses collaborateurs, les narco-torpilles sont moins chères à construire que les submersibles et elles constituent ainsi une variante supplémentaire au transport discret de la cocaïne.

Outre les submersibles, les cartels ont produit des semi-submersibles artisanaux, capables de plonger sous l’eau à condition de remonter de temps à autre pour se ventiler. S’il faut compter un million de dollars pour la construction d’un tel engin, selon Hernando Mattos – commandant dans la Marine nationale colombienne –, cette alternative reste toutefois relativement attrayante et viable pour les cartels. Le premier narco-sub jamais détecté a été identifié en 1993 près de l’archipel de San Andrés, dans la mer des Caraïbes. Construit en bois et recouvert de fibre de verre pour assurer son étanchéité, il mesurait plus de deux mètres de long et avait une « capacité de charge de deux tonnes et de deux membres d’équipage ». Déjà semi-submersible, c’était un modèle expérimental.

Le premier narco-sous-marin a été identifié en 1993
Crédits : US Coast Guard

Enfin, les navires à profil bas (LPV) constituent à ce jour la grande majorité des navires saisis. Parfois confondus avec les semi-submersibles, ce sont en fait de simples bateaux aux formes variables, généralement très rapides et conçus pour s’enfoncer dans l’eau. Avec leur ligne de flottaison basse, ils sont moins repérables. « Dans l’ensemble, la furtivité des navires découle du fait qu’ils sont construits en grande partie en fibre de verre et qu’ils ont une flottaison basse », résume Ramirez.

« On ignore combien de ces navires narco-sous-marins sont actuellement en construction et en exploitation », ajoute le chercheur. Pour Montoya, les constructeurs·rices de navires dans la jungle n’ont de cesse de perfectionner leur métier. Il ne serait d’ailleurs pas étonné que les futurs sous-marins soient automatisés et manœuvrés à distance. En dépit des efforts prodigués par les forces armées nationales et internationales, il semble que les cartels continueront sans relâche à déjouer leur vigilance.

Une narco-torpille
Crédits : Wikimedia


Couverture : US Coast Guard