Jason claque la porte et se laisse retomber contre elle. Ses doux yeux marrons sont agrandis par la panique. Son buste légèrement musclé se soulève à chaque respiration. « Elle n’a pas pu faire ça », gémit-il. Il effleure de ses doigts ses rouflaquettes à la Luke Perry, comparant distraitement leur longueur au niveau de son lobe d’oreille, se demandant que faire ensuite. Il jète un coup d’œil à sa penderie : elle y entasse des robes Bob Mackie, des tailleurs Anne Klein, des chaussures Chanel, des Levi’s déchirés sur des cintres individuels, et des dizaines de boîtes à chapeau. « Je rêve, c’est pas possible. » savannah (1)Il s’éloigne de la porte et se met à arpenter la penderie de long en large – cinq pas en avant, demi-tour, cinq pas en arrière –, se repassant la scène dans la tête. Son genou lui fait mal. À quoi elle pensait, bon Dieu ? Elle conduisait la Corvette comme une folle, faisant crisser les pneus dans les virages. Assis sur le siège passager, il lui criait : « Ralentis ! Ralentis ! ». Et juste après, dans cet autre virage, tout est devenu tellement bizarre, la scène est passée comme au ralenti – il voit la  clôture passer à 2 cm de sa fenêtre, une clôture peinte en blanc, avec d’énormes planches de bois. Elle a foncé dedans, faisant voler toutes les planches en éclats, défonçant le nez en fibre de verre de sa voiture dans un horrible fracas, et puis BOOM ! – elle a foncé dans l’arbre.

Il est environ 2 h 30 du matin en ce 11 juillet 1994, environ une heure après l’accident. Jason Swing fait les cent pas devant la penderie avant de se ruer d’un bond vers la porte opposée, celle de la salle de bain principale. Il entre. L’eau du jacuzzi tourbillonne et des dizaines de bougies allumées se reflètent dans une coiffeuse triangulaire. Il erre dans la pièce, s’emparant de faux cils, d’un chat en céramique et d’une bouteille de vin californien zinfandel, dont il boit une longue gorgée. « Merde ! » pense-t-il, il pourrait être en train de baiser à l’heure qu’il est. Ses yeux se posent sur la baie vitrée au fond de la pièce, à travers laquelle il aperçoit les jets de lumière de l’autoroute d’Hollywood, et au loin, sur la colline, l’éclat ambre de Universal City. Jason inspire profondément et retourne dans la penderie. Il s’arrête devant la porte qu’il a claquée. De l’autre côté, il y a le garage. D’une voix hésitante, il lance : « Shannon ? Savannah ? Tu m’entends ? » Il presse l’oreille contre la porte pour écouter. Une respiration. Comme si elle avait de l’asthme ou un gros rhume. Il ouvre lentement la porte.

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Shannon Michelle Wisley, alias Savannah

L’hypnose

Retour arrière, quatre ans plus tôt. Shannon est assise sur un canapé en cuir noir. C’est une blonde platine, pâle comme de la porcelaine, ses bras passés autour de ses genoux, ramenés contre sa poitrine, des ongles vernis de 5 cm. Ses grands yeux bleus sont vitreux et injectés de sang, alors que des larmes grosses comme des perles roulent sur ses joues de hamster à la peau douce, et s’écrasent sur ses lèvres rouges trop maquillées… puis tombent dans son pull au décolleté plongeant. C’est un chirurgien plastique de Beverly Hills qui lui a fait ces seins tout neufs – 435 cc de solution saline dans une poche de silicone, de chaque côté, qui la font souffrir en silence. Ça s’est su, et elle est au courant, mais elle ne sait pas quoi faire ensuite – alors elle ne fait rien, comme d’habitude. C’est une jeune femme qui vit au jour le jour et n’a nulle part ailleurs où aller. Quand les choses ne vont pas bien, elle se met en boule et attend que ça passe, en attendant de voir où elle va atterrir. Billy est assis à ses pieds sur le tapis à poils longs, en position de yoga, les paumes jointes comme dans une prière : « Allez, Shannon, raconte-moi, bébé », implore-t-il. « Ça va aller, ma puce. Laisse-toi aller. » Billy ne sait jamais à quoi s’attendre avec elle – ou peut-être que si. À certains moments, elle peut se montrer si enfantine, elle glousse de joie et penche sa tête sur le côté et lui adressant un clin d’œil de son œil maquillé de Maybelline, jouant avec Willie, le petit chat – leur fils, comme elle dit pour plaisanter. Et puis subitement, ce masque disparaît pour laisser place aux larmes, au silence et à la douleur. Parfois, alors qu’ils font l’amour, Billy lève la tête et regarde son visage, si joli – sauf ses yeux, vitreux et fixes comme ceux d’une poupée. Dans ces moments-là, il ne sait pas où elle est passée, il ne peut qu’imaginer.

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Savannah à ses débuts

Ils se sont rencontrés 18 mois plus tôt, en 1989, au Ventura Theater le lendemain d’Halloween. À l’époque, Shannon Wilsey avait 19 ans et elle vivait avec son père à Ventura, à une heure au nord-ouest d’Hollywood. Shannon travaillait dans une boutique sur Main Street, allait à la plage tous les jours et étudiait pour son GED. Ses murs étaient ornés de posters de rock stars et elle était abonnée à Guitar Player. Elle aimait habiller le chien de la famille avec des tenues de soirée, en compagnie de sa demi-sœur de six ans. Elle mesurait 1,64 m, pesait 48 kilos, avait de jolis petits seins, de jolies petites fesses et une taille de mannequin (86,5-61-86,5). Shannon était le genre de fille qui avait fait craquer les Beach Boys, c’était l’archétype de la fille californienne, un minuscule bikini en plus. Elle en avait une douzaine, tous les mêmes : le haut, deux petits triangles avec des ficelles devant derrière ; le bas, un string en Lycra émergeant de ses fesses et remontant loin au-dessus de ses hanches, moulant devant. Juste avant de rencontrer Billy, elle s’était inscrite au premier concours de bikini de l’Holiday Inn du coin. Elle avait fini troisième car ses seins l’avaient empêché de gagner – ses petites patates, comme elle les appelait en riant, puis les larmes aux yeux. Ça, c’était avant l’opération. Parfois, on peut changer ce qu’on pense qui ne va pas chez soi. Parfois non. Bref, Billy Sheehan était sur la scène du Ventura Theater avec son groupe, Mr. Big, quand il l’a aperçue. C’était le leader du groupe, un autodidacte de Buffalo qui avait eu sa chance en devenant le bassiste du groupe de David Lee Roth post-Van Halen.

À présent, Mr. Big allait partir en tournée avec Rush – le futur de Billy lui réservait un disque d’or et un clip inoubliable. Shannon était venue spécialement pour le voir. « Ce que je préfère dans ma petite vie, c’est le rock ‘n’ roll », expliquait Shannon de sa petite voix douce et aiguë, un mélange de Marilyn Monroe et de Betty Boop. Elle voulait se marier avec une rock star, avait-elle dit à son père. L’idée qu’une personne aimée par des millions de personnes n’aimerait qu’elle : c’était l’attention ultime – son rêve. Elle était au premier rang lorsque Billy l’a repérée, avec ses airs de poupée Varga bien réelle, grâce à la frange parfaitement taillée qui dissimulait son front. Les projecteurs la faisaient sortir de l’ombre tels les lumières du paradis. Elle scintillait comme un ange sortant de la fosse. Lorsqu’il s’est réveillé le lendemain matin, elle dormait près de lui, si mignonne et si belle – sa peau, ses fesses, son tatouage sur la cheville, « GREGG ». Je pourrais passer le restant de mes jours avec cette femme, s’est-il dit. Deux mois plus tard, à la fin de sa tournée, il l’a appelée – elle avait l’air étonnée. Ils se sont retrouvés chez Denny’s, sur Sunset Boulevard. Shannon attendait au comptoir avec son sac. Dans les semaines qui ont suivi, ils ont joué de la house chez Billy et passé d’agréables moments. Shannon n’évoquait jamais son passé, et ne parlait pas beaucoup de toute façon. Son petit monde tournait autour de ce qui passait à la télé, des groupes à voir en concert, et de ce qu’elle faisait à cet instant précis. Elle avait l’air simple, mais elle ne l’était pas tant que ça. Elle était trop refermée sur elle-même pour laisser entrer qui que ce soit. Elle cachait quelque chose, et ça se voyait. Mais vous n’aviez pas envie de savoir.

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Denny’s, sur Sunset Boulevard

À l’époque, Shannon était en coloc dans un petit appartement non meublé qu’elle appelait le « trou perdu ». Shannon et Billy allaient et venaient – lui partait en tournée, et elle… elle, il ne savait pas vraiment ce qu’elle faisait. Elle disparaissait pendant des jours, toute une semaine parfois, puis réapparaissait sans crier gare. Peut-être que si elle n’avait pas été aussi belle, il lui aurait demandé ce qu’elle faisait. La beauté a ce pouvoir : celui de vous faire taire, de vous faire vous accrocher et de vous éblouir. Comme d’innombrables jeunes et jolies jeunes femmes pleines d’espoir avant elle, Shannon a débuté son séjour hollywoodien avec une série B, The Invisible Maniac. Elle a emmené Billy à l’avant-première au Ritz Theater, en août 1990. Billy trouvait que Shannon passait bien à l’écran. À un moment, elle a une réplique idiote et très mignonne, et le public a éclaté de rire. Billy la trouvait magnifique : « Bébé, t’es une putain de star », a -t-il dit. Shannon n’a rien répondu – elle pensait qu’ils se moquaient d’elle. Voici ce que le Los Angeles Times a dit du film à l’époque : « Les jeunes actrices montrent leurs seins toutes les cinq minutes environ… Le film est traversé par un effet morbide et puritain, qui a dû couper pas mal les coûts de production : le sexe, représenté par toute cette chair dévoilée, ne fait que déclencher des explosions de violence misérable. » Shannon a disparu.

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Gregg Allman, l’un des fondateurs des Allman Brothers

Un mois plus tard, elle s’est pointée chez Billy dans tous ses états. Elle lui a raconté la fois où elle était sortie avec le rockeur Gregg Allman. Il voulait qu’elle fasse un film. Elle avait signé un contrat et pris l’argent qu’on lui donnait, mais à présent elle ne voulait plus le faire. Billy lui a dit qu’il parlerait avec ses avocats. Shannon a été prise de panique : « Non, non, non, c’est bon », a-t-elle dit. « Je voulais juste avoir ton avis. » Et puis elle s’est fait opérer de la poitrine, et Billy s’est demandé d’où venait cet argent, mais il s’est dit qu’après tout, c’était courant à Hollywood. Ce n’est qu’au moment où elle est venue le voir dans un cabriolet Mustang flambant neuf qu’il a commencé à lui poser des questions. « T’as eu de l’argent avec Gregg Allman ? » « Ouais, et il m’en reste encore. » Elle gloussait, très fière. « Tu devrais voir mon nouvel appartement ! » Peu de temps après, Billy feuilletait une revue dans un kiosque à journaux lorsque le magazine Squeeze a attiré son attention. Une revue à 16 dollars. Là, sur la couverture, c’était Shannon, son bébé à lui, vêtue de la petite robe noire qu’il lui avait offerte. Elle avait le sexe d’un homme dans la bouche. Billy a appelé son associé à Metal Blade Records, qui a appelé sa femme, qui travaillait chez Flynt Publishing, la maison d’édition du magazine Hustler. Elle s’est rancardée autour d’elle. Shannon avait signé un contrat pour un film avec Video Exclusives, un fournisseur de vidéos pornos bas de gamme. Cet accord comprenait 25 images, 250 dollars par scène, et 250 dollars supplémentaires à chaque fois qu’elle apparaîtrait sur une pochette. Billy a appelé Shannon, l’a faite asseoir sur son canapé en cuir, et s’est assis à ses pieds. « Bébé », a-t-il dit. « Je sais où tu as eu la voiture et l’appartement – je sais tout… » « De quoi ? » a demandé Shannon. « Bébé, je suis au courant pour le contrat », a-t-il avoué. ulyces-savannah-05 C’est faux. C’est faux. C’est faux. « Qu’est-ce qui t’arrives ? » a-t-il demandé. « Si tu veux tourner une scène d’amour et montrer ton corps, pas de souci. Mais faire un film porno, bébé – ça va changer toute ta vie. Fais pas ça, je t’en prie ! » Shannon est restée silencieuse, puis elle s’est mise à pleurer. Billy l’a suppliée de parler. « S’il te plaît bébé, dis-moi tout. » Finalement, exaspéré, Billy a décidé d’essayer un petit jeu. Il avait vu des psys et il savait reconnaître quelqu’un qui en avait besoin. « Shannon », a-t-il dit. « Je vais te dire quelque chose, et je veux que tu me répondes par la première chose qui te vient à l’esprit. » Elle a rivé ses yeux dans les siens. « Pourquoi ne peux-tu pas parler, Shannon ? » lui a-t-il demandé d’une voix calme et professionnelle. « Qui te retient ? »

Il a déposé Pam et le bébé chez son père et leur a dit au revoir – Shannon avait trois ans.

Shannon a écarquillé les yeux avant de cligner des paupières. Elle semblait être en train de rêver – c’était comme si quelque chose de très profond se dévoilait soudainement, de sombres souvenirs auxquels elle avait échappé jusqu’ici. C’était un changement incroyable et soudain, et Billy ne savait pas si c’était de la comédie ou si elle était sincère. C’était comme s’il l’avait hypnotisée. « Ma mère », a-t-elle dit d’une voix monocorde. « Que fait-elle ? » « Elle me tient plaquée sur le siège avant, elle ne veut pas de moi. Elle aurait préféré que je n’existe pas. » « Où vas-tu ? » « À l’hôpital. » « Pourquoi, Shannon ? Dis-moi, je t’en prie… »

L’éveil de Savannah

Les parents de Shannon se sont rencontrés à Mission Viejo, en Californie, mi-juin 1969. Mike Wilsey, 17 ans, était fils de facteur. Il roulait tranquillement dans sa Volkswagen Coccinelle. Pam Winnett, 16 ans, était la fille d’une infirmière et d’un peintre hippie. Elle vivait avec ses grands-parents maternels, et sortait avec des amies à elle. À la fin de années 1960, Mission Viejo était la frontière du comté d’Orange. Le lycée n’avait pas d’équipes sportives, et il n’y avait pas de cinéma. On y était en sécurité, c’était un endroit sain et parfaitement ennuyeux. Shannon Michelle Wilsey est née le 9 octobre 1970. Mike soupçonnait que ce bébé n’était pas le sien, mais Pam et lui avaient acheté un appartement de toute façon, il fallait que ça marche. Dans la version de l’histoire que raconte Mike, il était parvenu à aimer Pam, mais elle se montrait très instable, très infidèle. Finalement, il n’a pas pu la supporter plus longtemps. Il a déposé Pam et le bébé chez son père et leur a dit au revoir – Shannon avait trois ans.

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Mission Viejo vu du ciel
Crédits : Ramey Logan

Les souvenirs d’enfance de Shannon étaient perturbants – principalement à cause de l’histoire qu’elle avait raconté à Billy, puis d’autres, plus tard. Elle se souvenait être assise dans un fauteuil poire dans un appartement. Il y avait un homme qui portait des habits de femme. Puis sa mère se mettait à crier, maudissant l’existence de Shannon, la tenant plaquée sur le siège avant de la voiture, accélérant en direction de l’hôpital. Au bout d’un certain temps, Pam s’est mariée et a déménagé au Texas. Mike en a été blessé et très en colère. « J’étais resté avec Shannon suffisamment longtemps pour tomber sous son charme, peu importe qui était son père. » Mais d’un côté, il s’est senti soulagé. « Je me suis dit : adieu et bon débarras. » Ce n’est que dix ans plus tard que Mike a revu Shannon, lorsqu’elle est venue habiter avec lui et sa femme – un couple de chrétiens. Il travaillait pour Roto-Rooter, et ils vivaient avec leurs deux enfants à Oxnard, en Californie. Lorsque Shannon a débarqué, Mike a pris peur. La ressemblance était indubitable. Toutes ces années, il avait cru si fort qu’elle n’était pas sa fille… il se sentait extrêmement coupable, il priait beaucoup. Au début, Shannon se comportait correctement, puis elle s’est mise à ne plus respecter le couvre-feu. Mike l’a prévenue à plusieurs reprises. Finalement, il a pris sa fille de 13 ans sur ses genoux et lui a donné une fessée. Shannon est retournée immédiatement vivre chez sa mère au Texas. Puis on l’a surprise assise sur les genoux de son beau-père : on l’a expédiée chez ses arrières grands-parents, à Mission Viejo.

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Allman accorde sa guitare
Crédits : The Big House

Elle faisait des allers-retours. Un soir, dans un restaurant texan, sa mère a remarqué Gregg Allman, assis quelques tables plus loin. « Il te fixe, Shannon. Va lui parler. » Mike n’a reparlé à sa fille que par téléphone. « Je suis sur la route, avec Gregg Allman », lui disait-elle – elle avait 17 ans. Des avocats d’Allman ont demandé à ce que je n’utilise pas son nom pour parler de sa relation avec Shannon, mais Shannon y faisait souvent allusion – et elle l’avait tatoué sur sa cheville, à l’encre bleue. Les détails qu’elle a révélés à propos de cette période sont épars, en partie parce qu’elle ne disait jamais rien à personne, et en partie parce qu’elle était plongée dans le flou. C’est à cette période qu’elle a découvert l’héroïne – elle disait que l’effet lui faisait « chaud au cœur ». L’héroïne la faisait se sentir engourdie et rêveuse, luxueuse, en sécurité, hors du temps. Avec elle, ses ennuis s’envolaient. Elle voyageait à travers le pays quand le groupe était en tournée, séjournant parfois dans une tour d’appartements avec ascenseur privé. Gregg allait et venait. Puis elle a eu une grosse dispute avec sa femme – Shannon a appelé son père : « Je veux venir vivre avec vous ».

Les trois premiers mois, Shannon s’est bien adaptée à la vie de famille. Elle avait trouvé un travail à la boutique, prenait des cours du soir et se détendait à la maison. Mais très vite, elle s’est agitée. Elle se rendait au Ventura Theater et passait la nuit dehors. C’est à ce moment-là qu’elle s’est inscrite à son premier concours de bikini à l’Holiday Inn de Ventura. Cette nuit d’automne 1989 où elle a fini troisième, elle a pleuré sur les épaules de l’une de ses concurrentes, Racquel Darrian. Racquel était accompagnée de son petit ami et d’un jeune photographe du nom de Micky Ray – ils venaient tous les trois de se lancer dans le porno. Micky a dit à Shannon qu’elle était belle et qu’elle devrait se lancer dans une carrière de mannequin. Il lui a dit qu’il ferait son book et qu’il lui arrangerait un coup avec un agent. Mike Wilsey avait des doutes sur cette offre, et il a dit à sa fille qu’elle n’avait pas l’expérience suffisante pour être actrice ou mannequin. « Rien ne marche instantanément. » Shannon a appelé Micky. Son père a mis ses affaires à la porte. Chez Micky, Shannon restait assise sur le canapé pendant des jours à regarder la télé, détendue grâce au Percodan trouvé dans l’armoire à pharmacie. À cause d’elle, Micky était toujours à court de nourriture, de bourbon et de cigarettes. Ils couchaient ensemble, mais ça ne lui disait rien. Son père lui a fait passer un message : Billy Sheehan avait appelé. Shannon s’est levée du canapé et a demandé à Micky de la conduire chez Denny’s, sur Sunset Boulevard. Elle allait devenir une star. ulyces-savannah-10 Un banquet de remise de prix avait été organisé dans un hôtel de Las Vegas, lors des Adult Video News Awards de 1992, les Oscars du porno. Au plafond, la lumière se reflétait dans une boule à facettes, couvrant de paillettes scintillantes la foule au-dessous : des célébrités, des gens de l’industrie, des fans aux yeux pleins d’étoiles venus de tout le pays assis sur des tables de dix, du poulet et du poisson. À la moitié de l’émission, Chi Chi LaRue a crevé le plafond divertissement. Cette travestie d’ 1,80 m et 135 kilos – dont le vrai nom est Larry – était la Divine du X : réalisatrice, chroniqueuse de ragots, emmerdeuse et chanteuse. Ce soir-là, elle avait choisi une perruque auburn et un pantalon en cuir, avec des trous sur les fesses. Elle chantait « Spank Me », accompagnée d’un cortège de célébrités féminines. Elles ont dansé au milieu du public, sur scène, formant une ligne de reines du porno, toutes plus grandes que nature : de plus grosses poitrines, des moues plus coquines, juchées sur des talons plus hauts et parées de colliers plus brillants – l’incarnation cinématographique des fantasmes masculins les plus primaires. Robin Byrd et Amber Lynn, Christy Canyon, Racquel Darrian, Jeanna Fine, Tori Welles… peut-être une trentaine d’entre elles. Elles donnaient tour à tour des fessées sur le gros derrière rose de Chi Chi, s’allumaient les unes les autres, feignant de se donner des coups sur le popotin en gloussant, faisant des grimaces et se prenant dans les bras. Et juste là, un peu à gauche du centre, se trouvait Shannon Wilsey. « Où est cette salope de Savannah ? » a demandé Chi Chi. « Elle a besoin d’une fessée ! »

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Le sourire de Savannah

Hurlements dans la foule. Et Savannah s’est avancée, dans sa création de Bob Mackie à 8 000 dollars – moulante, combinaison dos nu pailletée, couleur arc-en-ciel avec des gants bleu-vert assortis. Oh, elle avait les moyens de se payer ce genre de tenue. Savannah se faisait près de 200 000 dollars par an pour faire l’amour devant la caméra. Elle a évité la claque de Chi Chi et lui en a donné une. Les filles étaient maintenant assises – c’était le moment des autres récompenses. Les présentatrices étaient deux actrices expérimentées, Shanna et Sharon. La catégorie : meilleure nouvelle starlette. « Et la gagnante est… », ont-elles dit en chœur en ouvrant l’enveloppe. Un bref gémissement plus tard : « Savannah ! » Acceptant son trophée ailé doré, Savannah s’est approchée du micro et a souri – un large sourire, éblouissant, encadré par de fines lèvres rouges. Elle avait les yeux fermés et battait des paupières. Peut-être était-ce là une réaction timide à toutes ces acclamations, ou le poids des deux paires de faux cils qu’elle portait toujours. C’était peut-être aussi le Jack Daniel’s, l’héroïne et la coke qu’elle avait pris avant de monter sur scène – son cocktail habituel. « Saaa-luuut ! » a-t-elle crié au public à sa manière ingénue, ses paupières à présent ouvertes. « Vous êtes pas contents pour moi ? » Elle a lâché un petit rire nasal avant de glousser – comme un enfant touchant son nez du doigt en ricanant. Le rôle pour lequel elle avait été récompensée était celui de Vivid On Trial, un film inspiré par des procès obscènes qui étaient survenus ces dernières années dans de petites municipalités américaines. Le film avait été nominé pour onze récompenses, dont la meilleure scène de sexe entre deux femmes, par Savannah et Jeanna Fine. Et il en a gagné sept, dont la meilleure image. Sur le podium, Savannah savourait son moment de gloire. Les gens disaient souvent qu’elle méritait une salle pleine d’adoration. Elle s’est attardée au micro : « Merci encore », a-t-elle dit finalement. « Je vous aime tous ! » Elle a soufflé un baiser et fait un pas en avant pour quitter la scène. Mais elle s’est arrêtée, et elle est retournée vers le micro. « Et si vous ne m’aimez pas, je suis désolée… » ulyces-savannah-12-1

Shannon Wilsey

Après sa première séance photo avec Micky, Shannon a essayé des photos nues. Elle aimait poser, et elle aimait l’argent. Elle a rapidement décidé de faire des films. Sa première scène était une scène de sexe entre deux femmes, dans Racquel’s Addiction, avec Racquel Darrian – la fille du concours de bikini. Shannon jouait le rôle de Silver Kane, une allusion aux seringues. Shannon avait deux heures de retard sur le plateau, mais lorsque les séquences ont commencé, le réalisateur était aux anges. Shannon était la seule véritable beauté parmi toutes ces filles qui ne l’étaient pas tout à fait. Quant à sa performance, que dire ? La caméra l’adorait, et elle aimait la caméra en retour. Elle avait ce talent d’exhibitionnisme retenu d’un mannequin de haute couture. La regarder, c’était comme voir une fille pour une publicité pour les jeans enlever ses vêtements et commencer à faire l’amour. Il n’y a que le sexe avec Shannon n’avait rien de très excitant – une fois qu’elle commençait, elle semblait quitter son propre corps. S’il est dit que les acteurs simulent parfois leurs prestations, Shannon, elle, se substituait carrément une doublure en carton. Les monteurs devaient post-produire les râles et les gémissements. Mais qu’importe. Dans le porno, on ne vend que du fantasme, et Shannon la fille mignonne ultime, celle dont les hommes s’éprenaient, la fille inaccessible. Le fait qu’elle ne se comporte pas comme une damnée au lit ne gênait personne. C’était presque ce à quoi les hommes s’attendaient, une sorte de poupée vivante à qui on faisait des choses. Après deux films, Shannon a décroché le contrat avec Video Exclusives. La compagnie lui a payé une nouvelle poitrine, son appartement à Laurel Canyon et la Mustang. Elle a tiré le nom de Savannah de son film préféré, Savannah Smiles, une histoire pour enfants à propos d’une riche petite fille qui s’enfuit de sa maison et adoucit les criminels.

Savannah obtenait tout ce qu’elle désirait. Alors elle en demandait toujours plus, et ils la détestaient toujours plus.

La maison de production a tourné vingt-cinq scènes, mais n’en a sorti que dix. Depuis l’arrivée du magnétoscope, l’industrie du porno avait évolué et prospéré. N’étant plus relégués dans des cinémas sordides ou dans les peep-shows, les films X pouvaient désormais être visionnés dans l’intimité des foyers. En 1993, les ventes et les locations se sont élevées à 1,6 milliard de dollars. Tout en bas du marché se trouvaient des sociétés telles que Video Exclusives. Ils produisaient titre après titre, des scènes de sexe sans intrigue, des trucs pour plaire à tout le monde : des hommes noirs avec des femmes blanches, des femmes-fontaines, des chattes rasées, des seins énormes, des acteurs obèses, des filles avec des pénis… Ahem. Une fois son contrat d’un an terminé, à l’automne 1991, Savannah a été envoyée à Vivid Video par Video Exclusives. Vivid était du haut de gamme – un mélange d’agence de marketing moderne et d’ancien studio hollywoodien. La boîte engageait six filles magnifiques par an, réalisait environ huit films avec chacune d’elles, et faisait beaucoup de pub. Steve Hirsch, le patron, embauchait des réalisateurs artistiques grand public et des photographes de mode pour les pochettes, dépensant plus de 100 000 dollars par film, et laissant six jours pour écrire un scénario. Vivid ne se contentait pas de vendre les films : ils créaient des tops model du porno. Au bout de six mois de son contrat avec Vivid, Savannah avait tourné dans environ cinq films et Video Exclusives avait capitalisé sur son image, inondant le marché de son dernier catalogue. Savannah était partout : c’était le meilleur espoir de l’industrie. Malheureusement, tout le monde la détestait – on la traitait d’ « ice queen », de « garce frigide » ou encore de « salope démoniaque ». Cela ne venait pas de nulle part. Car à présent, Savannah était une droguée gagnant 200 dollars par jour. Elle transportait ses ustensiles dans une trousse de maquillage en tissu, fourrée dans son sac à dos en cuir : dix paquets de minuscules seringues à insuline BD .29 achetées au marché noir ; un collant blanc pour ligoter son bras ; une cuillère à soupe en bois laqué de chez Pier 1, brûlée au fond car elle l’avait utilisée pour faire cuire sa black tar mexicaine dans une solution.

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La descente aux enfers

Savannah avait du mal à aller au travail, et quand elle y allait, elle était en retard. Elle était soit très agitée, soit très détachée ; cela dépendait du moment où elle avait pris sa dernière dose. Lorsqu’elle a commencé à danser dans des boîtes de strip-tease dans tout le pays – un gros gagne-pain pour les stars du porno –, elle n’emportait jamais assez de drogues avec elle. Les patrons des clubs la trouvaient en état de manque, par terre dans sa loge. Ils devaient envoyer un laquais pour se procurer de la came. Sur le plateau, tout le monde savait qu’elle était « difficile » : « Si ce foutu P.A. ne m’apporte pas mon café dans les deux minutes, virez-le ! » ; « Je ne veux pas de garces moches comme elle dans mes scènes ! » Elle demandait à approuver le scénario et le casting, et elle voulait son propre maquilleur. Mais où est passé ce foutu cendrier ? Ils couraient et lui en rapportaient un. Les films de Savannah se sont mieux vendus que tous les autres à cinq ou six reprises – plus de 20 000 unités chacun. Savannah obtenait tout ce qu’elle désirait. Alors elle en demandait toujours plus, et ils la détestaient toujours davantage.

Voilà à quoi se résumait sa vie. Savannah aimait la comédie : elle apprenait ses répliques, et suggérait même de petites nuances : « Vous pensez pas que ma voix pourrait sonner mieux quand je dis ça ? » Son rôle favori était celui de la princesse dans Sinderella. Le dernier jour de tournage, le prince n’est pas venu. « Je le sentais venir », a-t-elle dit au réalisateur. Ses performances sexuelles continuaient à être médiocres. La plupart des femmes de l’industrie du X disent aimer le sexe, certaines plus et d’autres moins. Mais elles s’entendent pour dire qu’il faut aimer un minimum ce qu’elles faisaient pour ne pas perdre la tête. On va au travail, et on se laisse emporter ; on tombe amoureux de son partenaire de scène le temps du tournage du film, et puis on rentre à la maison. C’est comme d’être payé pour une aventure d’un jour. Savannah n’essayait même pas de s’intéresser au sexe.

Il paraît qu’un jour, elle était dans une scène à quatre pattes sur un lit. Pendant que l’acteur se démenait, elle tripotait distraitement les feuilles d’une plante en pot sur la table de nuit. « Sérieusement, Savannah », aurait dit le réalisateur, Paul Thomas. « Dis-lui : “Baise-moi”, fais quelque chose. » ulyces-savannah-09Savannah a regardé l’acteur en action par-dessus son épaule : « Baise-moi, fais quelque chose », a-t-elle dit avant de retourner jouer avec la plante. Thomas était le réalisateur principal de Vivid. Il avait travaillé avec Savannah autant que tous les autres membres de l’industrie. Il m’a confié à haute voix ce que tout le monde pensait tout bas : « C’était une garce égocentrique qui se réjouissait de rabaisser les gens. Elle n’aimait pas donner de sa personne, de quelque manière que ce soit. Elle était irresponsable, étourdie, égoïste et stupide. » Dans un milieu rempli d’egos et d’esprits fragiles, Savannah ne faisait pas beaucoup d’efforts. Elle parlait rarement aux gens de l’industrie, même si elle couchait souvent avec le patron. On la  considérait comme l’ « ice queen » classique – hautaine, distante, inaccessible. L’affront majeur pour les gens de l’industrie, c’était certainement son statut public, résultat de son penchant pour les rock stars. Avec le temps, les gens ont commencé à l’associer à Billy Idol ; Vince Neil et Mötley Crüe ; David Lee Roth ; Danny Boy – leader du groupe de rap House of Pain ; ou encore à Axl Rose et Slash – tous deux membres du groupe Guns N’ Roses. The Star a rapporté les fiançailles de Savannah avec Slash : « …et elle montre une bague trois carats bling bling pour le prouver. » Les gens ont « célébré les fiançailles de Savannah et Slash dans une grande clameur » dans une boîte de nuit new-yorkaise noire de monde, le Scrap Bar. Elle est passée à la télévision nationale avec Marky Mark aux Grammy Awards. Après quoi sa relation la plus longue et la plus médiatisée a été celle avec Pauly Shore. Il l’a emmenée aux MTV Video Music Awards pour le lancement du film Point Break, et en vacances à Hawaï. Savannah découpait et conservait chaque article, raturant toute mention de son vrai nom, Shannon Wilsey, à l’aide d’un épais marqueur noir.

Mal aimée

De retour aux Adult Video News Awards, Savannah a quitté la scène et s’est frayée un chemin à travers le public. Ce soir-là, elle était assise aux côtés de sa petite amie, Jeanna Fine. Elles étaient amantes, et toutes deux droguées. Jeanna était un peu plus âgée, le genre de femme de l’industrie qui voyageait beaucoup, et qui s’était bien préparée à devenir actrice de cinéma.

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Jeanna Fine

Jeanna savait que Savannah était exigeante. Parfois, quand Savannah commençait à dire n’importe quoi : « Ché-riiie, j’ai envie de faire pipiii », Jeanna la regardait en rigolant. « Nourris-moi, baise-moi, achète-moi », chantait-elle, « l’hymne national de Savannah ». Jeanna avait les cheveux noirs et les yeux sombres. Le personnage qu’elle incarnait dans ses films était proche de celui d’une dominatrice ; à une époque, elle avait passé des appels privés en tant que tel, demandant 1 000 dollars de l’heure. Elle pouvait gérer les conneries de Savannah, et le faisait assez bien pour inspirer la fidélité digne d’un chiot dont Savannah faisait preuve lorsqu’elle accordait un peu de sa confiance. Jeanna raconte qu’elle était « totalement, complètement amoureuse d’elle ».

Elle prenait son temps pour apprendre à connaître Savannah, contrairement à la plupart des gens. Jeanna savait à quel point Savannah était fragile, que son côté garce était réellement un moyen de se protéger, qu’elle n’avait tellement pas confiance en elle et qu’elle avait un tel manque d’affection que ses relations avec les gens en étaient faussées. Jeanna connaissait la passion de Savannah pour les chaussons peluches, les macaronis au fromage, mais aussi pour le rose, les draps fleuris et la dentelle. Jeanna savait aussi comment Savannah massait ses seins après s’être shootée ; comment la toucher, lui parler ou la faire gémir. Savannah avait constamment besoin d’attention. Elle était morte de l’intérieur, et très seule. Jeanna la chouchoutait, lui donnant parfois des ordres. Après être passée sous les projecteurs, Savannah est retournée à sa table et a trouvé Jeanna en conversation animée avec Amber Lynn. Amber avait fait trois super années de films, et avait abandonné le cinéma pour la danse – 800 numéros et produits. Elle était très connue dans le milieu, et très respectée par les filles. Savannah a interrompu leur conversation, tournant le dos à Amber. « Je ne veux pas sortir avec Amber », a-t-elle gémi. « C’est ma soirée. » Amber est restée perplexe. C’est donc elle, Savannah, a-t-elle pensé, cette petite capricieuse portant les faux cils de sa mère. Elle a encore des choses à apprendre. « Comment tu t’appelles ? » l’a interrompue Amber. « Shannon ? Savannah ? Viens ici, assieds-toi. Laisse-moi te parler une minute. » Savannah a regardé Amber de haut en bas et tourné les talons. « Bonne nuit, Jeanna », a-t-elle dit. De retour dans sa chambre, Savannah s’est assise sur son lit immense, vêtue de sa tenue pailletée. Elle a sifflé une bouteille de whisky, sniffé quelques lignes, et s’est mise à lire le courrier de ses fans. ulyces-savannah-15-1 C’était la routine – demandes de photos, invitations à dîner, mots et poèmes de désir et d’admiration, un grand remerciement de la part d’une femme disant que les vidéos de Savannah avait ravivé sa vie sexuelle… Mais il y avait une autre enveloppe : « Savannah, vous êtes nulle. Arrêtez, s’il-vous-plaît. Stix R. » Elle a déchiré une feuille de papier et écrit une réponse de son écriture d’imprimerie digne d’une écolière, arrondie et appliquée.

Stix,

Tu ne me connais pas et tu ne me connaîtras jamais – tout ce que tu sais de moi est ce que tu vois dans les films, que tu as évidemment pris le temps de regarder au cours de ta vie pathétique et « nulle ». Tu sais que tu ne pourras jamais être avec quelqu’un comme moi – je suis la femme LA PLUS CLASSE qui ce milieu ait connu. Tu devrais juste te dire que tu as de la chance de m’avoir vu baiser dans des films. Invente-toi une putain de vie, connard !!! Garde ta main pour te branler et non pour écrire des lettres stupides, sale petite merde.

Savannah.

Vivid Valium

« Allô ? » a dit Jason Swing, décrochant le téléphone sans fil noir, bouchant son autre oreille du doigt. Il était 22 h, le 9 juillet 1994. Jason était l’assistant personnel de Danny Boy. Il gardait la maison pendant que les rappeurs de House of Pain étaient en tournée, vivant comme un roi dans la baraque de la star, invitant quelques potes le samedi soir. « Saaaa-luuut, c’est moooi ! » a crié une voix à l’autre bout du fil. Jason a cherché dans sa mémoire. Moi qui ? « Ah. Ah, oui », a repris Jason. « Quoi de neuf ? »

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Danny Boy au premier plan

Danny Boy était la toute dernière fréquentation de Savannah. Elle apparaît dans le clip « Jump Around ». Elle était très attachée à lui, il s’en foutait un peu – leur relation était ainsi. Depuis Billy Sheehan, Savannah avait eu des moments difficiles côté cœur. Peu de temps après la scène dans le salon de Billy, Savannah était partie et avait couché avec Billy Idol. Puis elle lui avait tout avoué, et il l’avait pardonnée. Après quoi elle avait commencé à sortir avec un membre de Ratt. Elle avait menti en disant qu’elle allait à une soirée où Ratt se produisait, oubliant que Mr. Big faisait partie du même label. Billy se tenait à 1,50 m de Savannah, qui buvait une bière – elle avait fait comme si de rien n’était. Savannah ne voulait pas donner son numéro de téléphone à son père ; il lui avait écrit de longues lettres, avec les mêmes caractères d’imprimerie qu’elle : « Je t’en prie, ne pense pas que je m’en fiche – bien au contraire. J’espère que tu voudras bien me parler davantage. J’aimerais avoir ton numéro de téléphone… » Son père priait pour elle, songeant à engager un détective privé. Sa mère continuait à se montrer indifférente, bien que Savannah la couvrait de cadeaux et d’argent. Lorsque Savannah était rentrée chez elle à Justin, au Texas, et elle avait avoué qu’elle était accro à l’héroïne, sa mère s’était dit que ce n’était qu’une passade. Savannah et Jeanna s’étaient séparées après un spectacle à Palm Springs – elles y étaient allées avec un vieux plein aux as. Savannah avait gardé la came, il y en avait trente sacs. Les filles s’étaient un peu disputées, car Savannah ne voulait pas donner sa dose à Jeanna – Jeanna refusait de la supplier.

Pendant que, dans le hall de l’hôtel, Jeanna attendait le car pour l’aéroport en souhaitant la mort de Savannah, cette dernière est passée en se pavanant dans son bikini, une autre fille au bras. Pendant un moment, il y a eu Shawn – Julie Smith, la meilleure amie de Savannah, le lui avait volé. Le couple avait déménagé dans une maison que Julie avait loué et meublé avec un prêt de 2 000 dollars que Savannah lui avait fait. Puis il y a eu le patron du club de strip-tease, qui était marié. Le dernier soir d’une longue semaine de travail au club, ils avaient dîné tous les deux. Il n’arrêtait pas de se plaindre de sa femme. Lorsque Savannah lui a demandé pourquoi il avait épousé une telle garce, il est parti furieux. Il l’a laissée face à l’addition, et a refusé de payer sa semaine de travail au club. Slash avait renié leur relation et la « bague de fiançailles ». La bague, de platine avec trois rangées de diamants baguettes, lui avait en vérité été offerte par un homme d’affaires, de l’époque où ils fermaient la porte de son bureau pour se retrouver. À partir du moment où elle a demandé à ce que la porte reste ouverte, ses relations avec les autres employés ont commencé à se dégrader.

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Mark Wahlberg et Savannah

Et Pauly Shore ? Ils sont sortis ensemble pendant exactement onze mois – Pauly parler de l’épouser, un vrai mariage à l’américaine en plein air avec une petite arche blanche. Il avait aussi fait des vidéos d’eux en train de faire l’amour. « On était arrivé à un point où soit on s’installait ensemble, soit on se séparait », m’a raconté Pauly, plus tard. « Je ne voulais pas m’enliser dans les sables mouvants. » Désormais, il y avait Danny Boy, enfin presque. Jason était celui qui prenait ses messages – Savannah avait rencontré Jason plusieurs fois au Hell’s Gate, un club que Danny Boy gérait avec Mickey Rourke et d’autres. Jason ne savait pas que Savannah avait vraiment une vie – pour lui, ce n’était qu’une fêtarde blonde à faux seins parmi tant d’autres, qu’on appelait par son prénom. Vivid l’a virée à l’automne 1992, huit mois après sa victoire de meilleur espoir du X. Elle s’était faite refaire les seins, avec cette fois 630 cc de solution saline de chaque côté, pour un 90F – elle n’était pas satisfaite du résultat. Ils se plissaient de façon étrange dans son décolleté quand elle se penchait, se ridaient quand elle était sur le dos. Le tissu cicatriciel autour des aréoles, là où les implants avaient été posés, était très prononcé. « Danny est là ? » a demandé Savannah. « Il est parti en tournée en Europe. » « Il est déjà parti ? » « Oui, il est parti, il y a une semaine environ. » « Ah », a dit Savannah, complètement impassible – elle est restée silencieuse pendant quelques minutes. Puis elle a repris : « Tu fais quelque chose ce soir ? » Le père de Jason était décorateur d’intérieur, il avait fait la maison de Spielberg, entre autres, et sa mère était agent d’artistes. Jason avait été chauffeur de salles au lycée, à Encino. Plus récemment, il avait étudié dans une école de cuisine, et fait de la pub pour des clubs. Grand d’ 1,80m, il avait 22 ans, de doux yeux marrons, un menton à fossettes d’acteur idolâtré par les femmes, les rouflaquettes de Luke Perry et il conduisait un Volkswagen Corrado noir. Il était propre sur lui, avait le look BCBG d’un gamin de Beverly Hills faisant du hip-hop – pantalons larges, bouc épars, mousse coiffante dans les cheveux, posture nonchalante et casquette de baseball à l’envers.

Elle est arrivée avec son rottweiler, Daisy Mae, à bord de sa Corvette blanche, qui avait remplacé la Mustang.

Jason était ce qu’on appelle une « gueule d’ange », un bel homme-enfant peu loquace, l’équivalent masculin de la belle blonde. Il allait dans tous les clubs, connaissait beaucoup de prénoms : Arnold, Michael, Mickey, Tori, Pauly, Juliette et bien d’autres. Ce soir-là, il se rendait à une soirée d’anniversaire. « Une sooirééée ? » a dit Savannah, d’un air enchanté et plein de joie. Elle avait déjà appelé quatre personnes ce soir-là, qui lui avaient répondu qu’ils avaient déjà quelque chose de prévu. La nuit d’avant, elle avait fini par se battre dans la boue, au Tropicana, pour 900 dollars. « Une soirée. Pour de vrai ? » Elle est arrivée avec son rottweiler, Daisy Mae, à bord de sa Corvette blanche, qui avait remplacé la Mustang. Elle avait pris un chien car il y avait un rôdeur chez elle. Au début, elle avait trouvé des fleurs piétinées autour des fenêtres et des baies vitrées de la maison. Puis, de petites choses – une montre, une brosse à cheveux – ont commencé à disparaître. Et une nuit, en rentrant chez elle, elle a vu toutes les lumières allumées, la chaîne-hifi et la télé qui beuglaient : tout était éteint quand elle était partie. Le lendemain, elle est sortie et a acheté Daisy. Une amie lui a donné un Beretta semi-automatique bleu acier, calibre .40 – elle le gardait près de son lit. Cette nuit-là, Savannah portait une salopette et des tennis. Elle avait un paquet pour Jason : quatre de ses vidéos, plusieurs T-shirts signés, et un calendrier. « Qu’est-ce que c’est ? » a demandé Jason. « Un petit cadeau » lui a répondu Savannah. « C’est moi ! » Au cours des dernières semaines, Savannah avait accordé beaucoup d’attention à ce « moi ». Elle avait organisé son album, regardé, catalogué et mis ses 74 films sur des étagères, puis redoublé d’efforts pour lire les lettres de ses fans. Elle s’était mise à encadrer chaque photo d’elle qu’elle trouvait. Après être partie de Vivid, Savannah est retournée chez Video Exclusives, signant pour 21 scènes de sexe à 4 000 dollars chacune. Désormais, la seule personne de l’industrie qui travaillait ou pouvait travailler avec elle, c’était Nancy Pera, alias Nancy Nemo. La réalisatrice porno, la cinquantaine, au physique d’oiseau, était bavarde et du genre attentionnée, une mère italienne old-school sans enfants.

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Nancy Pera

Nancy l’appelait Savvy – le même surnom que Slash lui donnait. Dès que Savannah disait qu’elle avait besoin d’argent, Nancy organisait les shows, réservait les lieux et choisissait l’un des cinq hommes avec qui Savvy voulait bien travailler. Puis elle appelait Savannah, la rappelait, six fois de suite, et la faisait sortir de chez elle – ensuite elle réalisait et montait le film. Savannah avait tout ce qu’elle désirait : drogue, nourriture, et une place sur le canapé de Nancy sous une couette tricotée, quand elle était trop déprimée pour bouger. Même si certaines personnes ont considéré Nancy comme une potentielle complice de son mal-être, elle était en réalité ce qui lui permettait de tenir –elle maintenait la jeune fille à problèmes en vie.

Au cours de l’été 1993, après que son petit ami du moment avait déclaré à Savannah qu’il trouvait moche les traces d’aiguille qu’elle avait sur les mains et les bras, elle a décidé d’arrêter la drogue. Elle est allée chercher des sédatifs chez des amis – Valium, Xanax, Seconal, Vicodin –, tout ce qu’il fallait pour l’endormir, et elle buvait tout ça avec du whisky. Une nuit, elle a avalé tellement de pilules qu’elle s’est évanouie par terre, dans le salon – il y avait des invités chez elle. Ils ont entouré le corps prostré, en continuant à discuter et boire des cocktails. Savannah était régulièrement prise de convulsions, et une fois de temps en temps elle s’asseyait, se mettait à pleurer et à insulter tout le monde – avant de s’évanouir à nouveau. Le matin du huitième jour, Savannah s’est réveillée, a pris une douche et s’est maquillée – même ses cils. Quand Nancy est arrivée, Savannah avait un large sourire. « Je l’ai fait », a-t-elle dit, ostensiblement fière. « L’ai-je vraiment fait ? Je l’ai fait, n’est-ce pas ? Je l’ai fait ! » Les soixante jours suivants, elle n’a pas bu, ni pris de drogue. Elle a pris la route et a dansé. Elle avait fait le vœu de ne plus toucher à l’héroïne, mais elle avait peur : elle avait besoin de quelque chose. Elle a dit à Nancy qu’il fallait qu’elle soit shootée pour être une fille facile, et qu’être une fille facile faisait partie de sa vie. Elle n’avait jamais été danseuse, mais se pavanait sur scène sur des chansons telles que « Big Balls » et « Bad to the Bone », et faisait l’échauffement au sol requis. Elle buvait beaucoup, prenait du Valium, et quelques lignes de coke. « Le médicament de la danse », comme elle l’appelait. À la fin de l’été 1993, Savannah avait arrêté de faire des films, mais elle a ensuite reçu une offre qui ne se refusait pas. Pour 9 000 dollars, elle a accepté de figurer dans Starbangers 1, le premier gang-bang d’une série populaire.

La pression

Pour la première fois de sa carrière, Savannah était une professionnelle accomplie sur le plateau. Tous le monde dans l’industrie en parlait : Savannah, l’« ice queen » dans un gang bang bien hard. Adult Video News lui a accordé la critique la plus enthousiaste de toute sa carrière. « Je voulais choquer les gens, car je sais bien qu’ils n’auraient jamais pensé que je pourrais faire un truc comme ça », a expliqué Savannah.

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Tirée de la série pour Adult Video News
Crédits : Edwin J

En janvier 1994, Shannon a fait la couverture d’Adult Video News, et au printemps, elle a arrêté les films, présentant ses numéros de strip-tease pour 5 000 dollars ou plus par semaine. Ayant arrêté de prendre de l’héroïne, elle a réussi à économiser 25 000 dollars d’argent liquide. Elle a commencé à sortir avec Soleil Moon Frye, l’héroïne de la série télévisée Punky Brewster. Un jour, Savannah s’est rendue dans un salon de tatouage. Elle a remplacé l’inscription « GREGG », tatouée sur sa cheville droite, par un ange. Au moment de sa déclaration d’impôts, elle a dû payer 11 000 dollars au fisc. Elle avait acheté un caméscope à 2 000 dollars, 6 000 dollars de costumes de danse, elle avait prêté de l’argent à des amis… et avait mis beaucoup d’argent dans la cocaïne. Et puis l’argent a disparu. Et puis l’effet inverse s’est enclenché. Elle revenait d’un show à New York sans salaire – elle avait tout dépensé dans la coke. Son prochain concert aurait lieu début mai, au Canada. Un policier en civil qui avait pour mission de lui faire passer la douane lui a posé un ultimatum : arrêter la came ou rester aux États-Unis – elle a choisi la drogue.

Quelques semaines plus tard, à Pompano Beach, en Floride, elle en est venue aux mains avec son maquilleur, Skip. Ils se sont fait virer – et une fois de plus, elle n’a pas gagné d’argent. Savannah devenait de plus en plus inconstante. Si l’héroïne l’aidait à oublier ses problèmes, l’alcool et la cocaïne la rendaient folle, réveillant les démons qui somnolaient en elle depuis bien longtemps. Lors d’un match de boxe qu’elle est allée voir avec Danny Boy au Forum, Savannah a frappé un homme à la bouche car celui-ci l’avait traitée de « salope du porn ». Un autre soir, alors qu’elle était dans un club avec Julie – elles s’étaient réconciliées, malgré l’emprunt impayé –Savannah a frappé un homme et ça a déclenché une bagarre. Les filles ont été mises à la porte. À partir de ce moment-là, Savannah a reçu trois avertissements de son propriétaire. Elle était déprimée, mais ce n’était pas nouveau. Elle évoquait le suicide, mais ce n’était pas la première fois. « Quand la pression est trop élevée, il suffit de mettre le doigt ici », disait-elle rapidement, imitant un pistolet à l’aide de son pouce et de son index, le pointant sur sa tempe. « Tiens bon. Tu feras le prochain show, et tu recommenceras à gagner de l’argent », lui répétait Nancy.

BANG

Et nous y voilà, le 9 juillet – quelques jours avant son voyage prévu à New York pour danser. Savannah a décidé qu’elle avait besoin de s’amuser. Tous ses amis avaient quelque chose de prévu. Sa dernière fréquentation, Danny Boy, avait quitté le pays sans l’en informer. Jason et ses copains d’Hollywood devraient donc l’accompagner. « Eh bien, je pense qu’on devrait y aller », a dit Jason à ses amis réunis chez Danny Boy. « Je dois d’abord ramener mon chien à la maison », a dit Savannah. « Tu viens avec moi, Jason ? »

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Les lumières d’Universal City

Elle avait une super maison, un peu comme celle de Deux flics à Miami  un peu plus branchée, et pas kitsch. Il y avait des photos d’elle toute nue partout, certaines de six pieds de haut. Jason était du genre timide, il regardait sans vraiment regarder. Savannah riait bêtement : « T’es trop mignon, tu rougis » Elle a caressé sa joue, puis soulevé sa chemise d’un seul coup, dévoilant ses seins. « C’est ma deuxième opération ! » Jason était stupéfait. Savannah s’est mise à lui montrer tout ce qu’elle possédait. Elle montrait chaque photo : « Mes seins sont beaux, là » ; « Là, c’est quand je me rase pour un film. » Elle lui montra ses chats, Willie et Winnie, l’endroit où son aquarium de poissons tropicaux se trouvait avant le tremblement de terre. Elle l’a emmené dans la chambre d’ami, où se trouvaient tous ses costumes de danse : son uniforme de policier, son uniforme de marin, ses cuissardes à paillettes, ses étagères à boas, ses soutien-gorges et ses strings. Elle lui a montré la cuisine, les assiettes, les casseroles, le frigo, les placards – remplis de nourriture gastronomique Williams-Sonoma et de boîtes de macaroni au fromage Kraft. Elle lui a fait voir sa chambre, ses salles de bain, la vue, son large placard, ses habits de couturier, ses chaussures, ses lunettes de soleil et ses chapeaux. Ils sont ensuite allés dans le salon – où se trouvait la table en verre pour boire le café –, sur les canapés en cuir noir. Elle a servi le vin et allumé les dizaines de bougies qui se trouvaient dans la pièce. Elle s’est improvisée DJ, a versé de la cire sur un crâne en plastique, sur le bras de Jason, juste pour l’embêter. C’était cool. Ils rigolaient, ils s’entendaient bien, échangeant des ragots sur les célébrités et sur leurs connaissances – de façon amicale, il n’y avait rien de sexuel. Ils ont bu une liqueur qui avait le goût de cannelle. ulyces-savannah-19 À environ quatre heures du matin, Savannah s’est levée. « Ça ne me dérangerait pas que tu restes dormir, mais c’est la première fois qu’on passe la soirée tous les deux », a-t-elle dit. « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée – les gens pourraient se faire de fausses idées. » « Pas de souci », a répondu Jason, toujours accommodant. « Je vais te reconduire chez toi », a répondu Savannah, apparaissant une nouvelle fois comme Cendrillon.

~

Le lendemain soir, à 22 h, Jason a décroché le téléphone : « Saaa-luuut, c’est moooooi ! » On était dimanche, soirée club pour les professionnels comme Jason, qui laissait les samedis aux warriors du week-end. Comme d’habitude, lui et ses amis avaient mis leur argent en commun pour louer une limousine extra-longue – c’était préférable au coût de la conduite en état d’ivresse. Savannah est arrivée, vêtue d’une minijupe en cuir, de bas noirs, de talons hauts et d’un haut décolleté. Jason s’est dit : « Oh, mon Dieu ! Merde ! » Elle buvait du vin blanc à la bouteille. Le Renaissance a fermé, et ils sont retournés chez Danny Boy pour mettre de la musique. Savannah parlait beaucoup de Danny Boy, et elle a également dit à Jason qu’il était cool. « Tu sais, certains des gars avec qui je sors – des amis d’amis –, essayent toujours de m’avoir et tout », dit-elle. « C’est cool que tu sois un gentleman – tu ne me traites pas comme une star du porno. » À minuit et demie, Savannah a proposé d’aller chez elle. Ils ont pris la Corvette ; elle conduisait comme une folle. Jason criait : « Ralentis ! Ralentis ! » Et BOOM ! Elle a foncé dans un arbre. ulyces-savannah-22 La scène s’est déroulée à seulement quelques centaines de mètres de chez elle, dans le virage. La Corvette était foutue – des morceaux de barrières avaient transpercé le radiateur. De la vapeur s’élevait dans la nuit étoilée. Savannah était en panique. Ils ont réussi à remonter la côte avec la voiture, jusqu’au garage. Jason s’est cogné le genou, mais rien de grave. Savannah avait heurté le pare-brise et le toit. Ils se sont dirigés vers la salle de bain. Du sang et de la morve coulaient de son nez, des larmes de ses yeux – rien n’allait plus, le mascara coulait, laissant des traces noires partout – elle était hystérique. Son cuir chevelu saignait aussi. « Oh, mon Dieu, oh mon Dieu, oh mon Dieu… » répétait-elle sans fin, se tenant devant son miroir triangulaire, tamponnant le sang avec un gant de toilette. « Je crois que mon nez est cassé », a-t-elle dit. Elle est tombée dans les pommes, glissant le long du mur de la salle de bain. Il lui a jeté de l’eau sur le visage – elle a crachoté, puis s’est réveillée. Jason a dit qu’il allait appeler un médecin, mais elle a refusé. Elle s’est remise à pleurer. « Mon visage ! Il est ruiné ! Comment je vais faire mon show ? » « Allez », dit Jason. « Lève-toi. Pourquoi tu n’irais pas dans le jacuzzi ? » Tout d’un coup, Savannah s’est relevée. « Il faut que j’appelle Nancy », a-t-elle dit, très calme. « Tu peux y aller, sortir Daisy et aller sur les lieux de l’accident ? » Lorsque Jason est revenu, elle était introuvable. Il est allé voir dans la salle de bain – le jacuzzi était rempli, les bulles remontaient à la surface. Les bougies étaient allumées. Mais où était-elle passée ? Il est allé voir dans la cuisine, puis dans la chambre. Il l’a appelé : « Shannon ? Savannah ? » Il est entré dans la penderie, et a sorti la tête par l’embrasure de la porte du garage. Elle était assise sur le sol en béton, se balançant d’avant en arrière. « Ma voiture, ma voiture est foutue », gémissait-elle. « T’en fais pas », l’a rassurée Jason. « Tu peux faire marcher l’assurance, et en avoir une autre. » « Mais je devais aller voir les Vipers avec Danny Boy ! »

La blessure ouverte ressemblait à une fleur tropicale dans ses cheveux.

Jason est rentré dans la garage, s’est agenouillé, l’a prise dans ses bras et l’a embrassée sur le crane en évitant le sang. Elle n’a pas réagi. « Écoute », lui a dit Jason. « Je vais aller éteindre le jacuzzi pour ne pas qu’il déborde. Je reviens tout de suite, d’accord ? » Silence. Il est revenu et a passé sa tête à travers la porte. « Tout va bien ? » Savannah l’a regardé. « Je suis vraiment désolée », a-t-elle dit, une larme roulant sur sa joue, se mélangeant au sang. Elle a sorti son Beretta semi-automatique bleu acier, calibre .40, de derrière son dos. Elle l’a pointé sur sa tête. Quand la pression est trop élevée… BANG ! Jason a claqué la porte et s’est laissé retomber contre elle. Ses doux yeux marrons étaient agrandis par la panique. Son buste légèrement musclé se soulevait à chaque respiration. « Elle n’a pas pu faire ça », a-t-il gémi.

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Les secours ne trouvaient pas la maison – Nancy les a dépassé en venant, et elle a aperçu Jason qui vomissait sur le gazon devant la maison. Elle a redescendu la côte et les a menés jusqu’à Savannah. La blessure ouverte ressemblait à une fleur tropicale dans ses cheveux. À 11 h, son père a ordonné que le respirateur artificiel soit débranché. C’était la première fois qu’il la voyait en quatre ans. Elle a prix une dernière inspiration avant de mourir. Et ce qui devait arriver arriva : « Mort d’une reine du porno » – l’histoire parlait de sexe, de drogue et de rock ‘n’ roll. Les médias se sont précipités, des millions de personnes à travers les États-Unis ont reçu une décharge électrique dans le thalamus, se sentant coupables. Nancy a coopéré avec tout le monde. « Savvy aurait voulu un enterrement digne de Marilyn Monroe. Des tas de fleurs, des inscriptions dans le ciel, un lit funèbre à Forest Lawn. » ulyces-savannah-23Son père l’a faite incinérer – Savannah aurait détesté ce pot en céramique kitsch. Il le garde sur une table dans le salon, entouré de photos de sa fille. Les collègues et les proches de Savannah se sont également précipités, pour prétendre aux droits de ses films et se vanter dans le but d’obtenir le statut de meilleur ami, de plus grande victime, et de plus lésé.

Certains ont accusé l’industrie, et ont appelé des hot-lines pour starlettes en détresse. Beaucoup ont évité la question pour se protéger. D’autres ont prétendu que l’industrie du X était irréprochable, que la vie de Savannah était en déclin, qu’elle n’avait jamais connu d’ascension. Elle était condamnée depuis sa naissance – une fraîche nuit de janvier, à Mission Viejo. « Ding dong, la garce est morte », disait la manchette de Screw. Sur l’article, on pouvait lire : « Tout le monde savait que c’était une idiote, et maintenant son trou dans le crâne le prouve ». Au bas de la page – où l’on pouvait apercevoir une photo de Savannah avec des X dessinés sur les yeux – se trouvait un coupon à détacher avec un message : « Je ne suis pas débile ! Je vais signer ! » Jason Swing a informé la police qu’il était sorti promener Daisy lorsque Savannah s’était tuée. Il a menti, avoue-t-il maintenant, car il ne voulait pas qu’on croit qu’il aurait dû l’en empêcher. Qu’aurait-il pu faire de toute façon ? Il y a eu un moment confus, puis un tir. Quand les médias ont commencé à l’attaquer, il a trouvé refuge dans les bureaux de StormyLife Productions, où il travaillait avec le producteur Bruce Thabit et le scénariste Billy Milligan sur la production d’Outside Eden, un thriller d’action de science-fiction sur une future rencontre avec les extraterrestres.

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Tous les trois ans environ, une superstar fait son entrée dans l’industrie du porno – Tori Welles avait précédé Savannah. À 13 ans, elle a fait une fellation à un homme en échange d’un voyage à Hollywood. À la tombée de la nuit, elle s’est retrouvée avec un mac du nom de T – il portait un chapeau. À la mort de Savannah, Tori Welles vivait dans une maison confortable à Topanga Canyon, avec ses deux enfants et une nourrice. Son mari était ancien acteur porno devenu directeur. Elle demandait 15 000 dollars par semaine pour danser dans des clubs de strip-tease dans tout le pays.

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Shannon Michelle Wilsey avait 24 ans

« Vous savez », m’a confié Tori. « Je n’en peux plus de toutes ces causeries : “Victime, victime, victime – abus, abus, abus.” Ils s’en servent pour tout justifier. Le véritable abus vient à partir du moment où il commence à gérer votre vie. Il faut juste y faire face et s’en sortir comme on peut. » Assise par terre dans le garage, le nez cassé, sa voiture défoncée, Shannon s’est sûrement aidée comme elle a pu. Elle agissait comme une sotte, mais n’était pas stupide. C’était une reine du porno – elle gagnait sa vie en faisant l’amour dans des films. C’est ce qui la caractérisait, ce autour de quoi tournait toute son existence. Shannon n’avait ni famille, ni passé. Pas d’amis, pas d’amant, personne pour s’occuper d’elle pour des raisons purement désintéressées. Sa vie était chaotique, depuis le début. Pas de doute, elle se doutait que cela ne changerait jamais. Quand ça n’allait pas pour Shannon, elle faisait toujours la même chose : se mettre en boule, attendre que les choses passent, attendre de voir ce qui allait se passer. Peut-être que par cette chaude nuit de juillet, dans un garage situé derrière la colline d’Hollywood, Shannon Wilsey a commis l’acte le plus délibéré de sa petite vie.


Traduit de l’anglais par Claire Ferrant et Nicolas Prouillac d’après l’article « Little Girl Lost », paru dans GQ. Couverture : Souvenirs de Savannah. Création graphique par Ulyces.


CINQ HISTOIRES DÉMENTIELLES AU CARREFOUR DU SEXE, DE LA DROGUE ET DU CRIME

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