« Nous disons oui à l’armure d’Iron Man et non à l’augmentation et à la mutation génétique de Spider-Man », résumait la ministre des Armées, Florence Parly, lors de son discours au Digital Forum innovation défense, le 4 décembre dernier. Voilà des années que la France s’interroge sur la bonne façon d’appréhender le soldat « augmenté » du futur.

Et sa position éthique sera la suivante : oui au recours à des technologies qui augmentent les capacités défensives et offensives du soldat, mais non aux méthodes invasives telles que les manipulations génétiques pour réaliser ces augmentations. « Plutôt que d’implanter une puce sous la peau, nous chercherons à l’intégrer à un uniforme », poursuivait la ministre.

Certains travaux de recherche de l’agence de l’innovation de défense du ministère ont filtré, tels qu’une « ceinture équipée de vibreurs pour permettre à deux soldats ou bien à un soldat et son chien de communiquer à distance », ou « des radars qui permettraient à un soldat de détecter une présence à travers un mur ». En coulisse, le futur se prépare.

Caméléon

En jetant un œil par la fenêtre de l’hôtel de Brienne, dans le septième arrondissement de Paris, Florence Parly voit loin. La ministre des Armées oublie le décor tout en dorures et ses meubles style Empire pour imaginer « des robots humanoïdes secourant les soldats sur le champ de bataille ». Faisant glisser un stylo bleu sur une table en marbre, elle liste quelques idées futuristes en introduction du « Document d’orientation de l’innovation de défense ».

L’ancienne dirigeante d’Air France et de la SNCF cite aussi « des avions capables d’interagir avec des drones et des logiciels capables d’analyser instantanément des milliers d’images satellites ». Ces exemples, ajoute-t-elle, « ne sont pas tirés d’un nouveau roman 2089 de George Orwell. Tous ces cas d’usage sont en passe d’entrer dans la réalité : on les a vus au salon du Bourget, sur les stands du ministère des Armées à Vivatech, ou encore dans les centres d’expérimentation des Armées. »

Paru le 11 juillet 2019, deux jours avant le lancement d’un commandement militaire de l’espace, le document explore les possibilités ouvertes par l’intelligence artificielle, la robotique, le big data, les armes hypersoniques, l’informatique quantique et les capteurs. Afin d’imaginer le contexte de leurs applications, il annonce aussi la constitution d’une équipe d’auteurs de science fiction et de futurologues, au sein de l’Agence innovation défense. Cette Red Team devra « orienter les efforts d’innovation en imaginant et en réfléchissant à des solutions permettant de se doter de capacités disruptives ou de s’en prémunir ».

Ses travaux resteront confidentiels « compte tenu de leur sensibilité et pour se prémunir d’inspirer de potentiels adversaires » mais le ministère des Armées a déjà laissé filtrer quelques pistes.

Sous un ciel bleu fendu par de larges bandes nuageuses, un véhicule à six roues fait demi-tour en bord de route. Derrière lui, la pelouse qui mange le trottoir se couche aussitôt, écrasée par un poids considérable. Son châssis paraît pourtant ridiculement ténu, comme si aucune carrosserie n’y était arrimée. Juste au-dessus de larges pneus, les grilles d’aération, arbres et autres grues du paysage défilent en transparence : le camion se fond dans le paysage en reproduisant les éléments qui l’entourent sur son blindage. Il est revêtu d’une sorte de cape d’invisibilité qui lui permet d’avancer tel un caméléon sur un théâtre d’opération. Plus loin, derrière des barricades, des soldats se font oublier grâce à la même technologie. Seuls quelques fusil et une forme translucide permettent de deviner leur présence.

Ces images de synthèse présentent le Caméléon, un projet de camouflage développé par le groupe français de l’armement Nexter Systems à la demande de la Direction générale de l’armement (DGA). Il est basé sur une batterie d’algorithmes capables d’analyser l’environnement à partir d’une caméra haute définition, afin de reproduire ses couleurs sur des écrans pixelisés situés au niveau du blindage. L’appareil qui en est doté peut ainsi avancer discrètement dans le désert, le jungle, la forêt ou en milieu urbain. Les prototypes présentés à l’occasion de différents salons ne sont toutefois pas aussi invisibles que ceux de la vidéo : ils se contentent de reproduire les tons de leur milieu et non les grilles d’aération, les arbres ou les grues.

L’armée française tente en tout cas de se projeter dans la guerre de futur à travers l’innovation. « Demain, notre supériorité sera due aux innovations technologiques », affirme Gaël Désilles, directeur des programmes scientifiques et technologiques de la DGA. Pour doter son armée d’outils de pointe, le gouvernement a créé l’Agence de l’innovation de défense en septembre 2018. « Elle va rassembler tous les acteurs du ministère et tous les programmes qui concourent à l’innovation de défense », promettait alors la ministre des Armées, Florence Parly. « Elle sera le phare de l’innovation du ministère, ouverte sur l’extérieur. Elle sera tournée vers l’Europe, visible à l’international. Elle permettra l’expérimentation, en boucle courte avec les utilisateurs opérationnels. »

Cet organe rattaché à la DGA a le même rôle que la célèbre DARPA américaine. « Elle la rappelle beaucoup, à ceci près que cette dernière finance des travaux en silo, cloisonnés », détaille Gaël Désilles. « Nous voulons fédérer les actions qui concourent à l’innovation pour les faire entrer plus vite et plus fort dans les équipements. » L’homme qui la dirige, Emmanuel Chiva, travaille depuis plus de 20 ans dans les domaines de l’intelligence artificielle (IA) et de la simulation militaire. Ce n’est pas un hasard. En avril, Florence Parly souhaitait la construction d’une « IA performante, robuste et maîtrisée », de manière à « ne jamais être dépassé par l’ennemi ».

« On nous demande de faire un effort dans ce domaine », reconnaît Florence Pavie, responsable de la division valorisation de l’innovation à l’Agence de l’innovation de défense. « Cela dit, nous nous intéressons à tous types d’expertises. » Cette polyvalence est illustrée par le « fantassin du futur » présenté lors du dernier salon Vivatech. En 2030, « il sera mieux protégé, plus connecté et entouré de robots et de drones qui l’assisteront dans sa mission. En un mot, il sera moins exposé aux risques. » Le projet Caméléon va notamment l’aider à éviter les tirs ennemis, mais c’est loin d’être le seul.

Hauteur d’Homme

Deux drapeaux tricolores avancent au milieu d’une forêt de képis. Sur les pavés de la cour d’honneur des Invalides martelés par le soleil et les bottes, les dépouilles de Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello sont portées par des militaires français. En ce mardi 14 mai 2019, un hommage national est rendu à ces soldats d’élite morts lors de l’opération de sauvetage d’otages retenus au Burkina Faso, quatre jours plus tôt. S’ils sont tombés en mission, « c’est qu’on a su tirer à des endroits où ils n’étaient pas protégés », observe Florence Pavie. « Il y a toujours des zones au niveau des articulations ou à l’arrière du casque qui peuvent être atteintes. »

Crédits : Florence Parly/Facebook

En cas de blessure, des capteurs veillant à la sécurité du soldat de demain seront capables d’alerter ses équipiers et de cautériser rapidement une plaie. « Il faut encore qu’on travaille sur la protection des jambes et des bras aussi, sans entraver les mobilités », admet Florence Pavie. Si l’idéal est évidemment de ne pas être vu, les projets de « furtivité » sont en général assez longs à développer. Caméléon a par exemple été lancé en 2009 et n’est pas encore intégré sur un véhicule opérationnel. Quant aux drones, de plus en plus présents sur le terrain, ils ne remplaceront pas les hommes : « Le soldat continuera d’aller au contact car c’est son métier », juge-t-elle.

Le ministre de la Défense a d’ailleurs indiqué, lors d’un discours donné en avril, que la France ne développerait pas d’armes autonomes. « Terminator ne défilera pas au 14-Juillet », a-t-elle résumé. « La position française est sans ambiguïté : la France refuse de confier la décision de vie ou de mort à une machine qui agirait de façon pleinement autonome et échapperait à tout contrôle humain. » Alors que les États-Unis et la Russie travaillent sur des concepts de robots tueurs, et qu’Israël (Dôme de fer) et la Corée du Sud (SGR-A1) déploient des canons détectant les cibles eux-mêmes près des frontières, Paris refuse donc de déléguer le droit de tirer et préfère mieux protéger ses Hommes.

Dans cette optique, la DGA a mis au point un système de transmission par conduction osseuse : au lieu d’être enregistré par un micro, la parole d’un militaire sera détectée grâce à un appareil placé près de son oreille, qui analysera le mouvement de sa mâchoire. Celui-ci protégera son audition, souvent mise à mal par les explosions et récupérera les vibrations osseuses, tout en laissant le visage libre de ses mouvements. Autour de la tête, les engagés devraient bientôt porter le casque de réalité augmentée Raft, qui leur donnera la position de leurs amis via un système appelé Blue Force Tracking.

Crédits : ministère des armées

Alors, la France participe-t-elle à la course au soldat augmenté, tel que le politologue québécois Jean-François Caron l’ébauche dans le livre Théorie du super soldat. La moralité des technologies d’augmentation dans l’armée ? À travers l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), l’état-major conduit en tous cas des études sur les milieux d’emploi des forces armées ainsi que sur les risques nucléaire, radiologique, biologique et chimique. « Nous suivons les recherches sur la génétique pour augmenter l’homme mais nous n’en finançons pas », explique Florence Pavie. « Nos scientifiques cherchent surtout à améliorer le sommeil des troupes. »

Pour vanter l’expertise française, Gaël Désilles évoque « des tissus innovants, des batteries à hydrogène, des piles à combustibles, des matériaux permettant de faire des gilets pare-balles plus légers ou de nouvelles radios qui vont offrir des capacités étendues avec de la sécurité de très haut niveau. » Bien d’autres technologies sont en cours de développement, mais « nous protégeons certaines choses », glisse Florence Pavie.


Couverture : Ministère des Armées