Une flamme vient lécher la rampe de lancement du cosmodrome de Plessetsk, à 800 km au nord de Moscou. Elle laisse une fumée orange colorer le ciel sombre de ce 25 novembre 2019, où disparaît la fusée Soyouz-2-1v. Hors de Russie, personne ne remarque le décollage, pas plus que la mise sur orbite du satellite Kosmos 2542. L’appareil entre sur les radars américains le 20 janvier 2020. Six mois plus tard, les États-Unis l’accusent d’avoir envoyé un autre satellite dans l’espace, qui serait capable d’abattre les satellites ennemis.

Jeudi 23 juillet 2020, le chef de la divi­sion spatiale de l’ar­mée améri­caine John Raymond indique disposer de preuves que la Russie a « envoyé un nouvel objet en orbite » le 15 juillet et conduit une opéra­tion « non-destruc­trice avec une arme spatiale anti-satel­lites ». Pareille opération est selon lui « cohérente avec la doctrine du Kremlin » consistant à « employer des armes » dans l’espace. Dimanche 26 juillet, le secrétaire d’État à la Défense britannique Ben Wallace a réagi dans les colonnes du Sunday Telegraph.

« Cette semaine, le test provocateur d’un projectile depuis un satellite semblable à une arme nous a rappelé la menace que pose la Chine a notre sécurité nationale et à la paix dans l’espace », écrit Wallace. « La Chine développe aussi des armes spatiales offensives et ces deux États améliorent leurs capacités. De tels comportements soulignent l’importance de l’examen réalisé par le gouvernement. »

Trois jours avant cette tribune, l’armée de l’air française a été rebaptisée « armée de l’air et de l’espace ». Pour sa ministre, Florence Parly, l’évolution tient compte du fait que « les puissances continuent de se disputer la suprématie mondiale » dans l’espace. « Nous ne sommes en aucun cas engagés dans une course aux armements », ajoute-t-elle pour ne pas mettre d’huile sur le feu. Mais « il est également de ma responsabilité d’être certaine d’avoir parfaitement identifié les menaces auxquelles notre pays est potentiellement confronté ».

La menace Kosmos 2542, si elle en est bien une, a donc été identifiée le 20 janvier 2020. Ce jour-là, le satellite a opéré une série de manœuvres qui lui permettaient de se maintenir au contact du KH-11, un télescope à quatre milliards de dollars qui capte des images pour le National Reconnaissance Office, une agence militaire américaine.

Lancé pour « évaluer l’état des satellites nationaux », d’après les autorités russes citées par l’agence Tass, le Kosmos 2542 se trouvait sur l’orbite de trois véhicules frères, Kosmos 2523, Kosmos 2543 et Resurs-P1. Mais alors qu’il ne devait rencontrer le KH-11 que tous les 12 jours, il s’est mis à le coller à une distance située entre 150 et 300 km. Sa trajectoire était bien étudiée, juge Michael Thomson, un professeur de mécanique spatiale à l’université de Purdue, dans l’Indiana. « Il peut en observer une face quand les deux satellites sont du côté du Soleil et, le temps qu’ils soient éclipsés, il est passé de l’autre côté. »

Si l’espionnage n’est pas prouvé, « c’est la seule explication aux manœuvres du satellite russe que nous avons pour le moment », jugeait Brian Weeden, membre de la Secure World Foundation, une association qui promeut la coopération spatiale. Or, les images satellitaires sont essentielles aux frappes de drones telles que celle qui a tué le général iranien Qassem Soleimani début janvier. Elles deviennent d’ailleurs si importantes que le nombre d’appareils en orbite augmente dangereusement. Russes, Américains, Britanniques et Français craignent ainsi d’être espionnés ou attaqués dans l’espace.

Espionnage de haut vol

Le climat se réchauffe au-delà de l’atmosphère. À des hauteurs irrespirables, quelque part entre les nuages et les constellations, le ballet invisible des satellites devient carrément étouffant. Lors de son passage au Centre national d’études spatiales (CNES) en septembre 2018, la ministre des Armées Florence Parly a tenu à raconter la mésaventure d’Athena-Fidus dans cette région. Lancé en 2014, ce bloc gris, flanqué de panneaux solaires et équipé d’une batterie d’antennes paraboliques, « permet des communications militaires sécurisées », a-t-elle décrypté. Ses propriétaires français et italien se donnent ainsi les moyens « d’échanger des informations, de planifier des opérations et de garantir [leur] sécurité ». Alors qu’il orbitait à 36 000 kilomètres d’altitude, comme un électron autour de son gros noyau d’atome bleu, l’appareil a reçu de la visite.

Une maquette de Kosmos-2501

Fin 2017, « un satellite s’est approché de lui », raconte la ministre sur la scène du CNES. « De près, d’un peu trop près. De tellement près qu’on aurait vraiment pu croire qu’il tentait de capter nos communications. Tenter d’écouter ses voisins, ce n’est pas seulement inamical. Cela s’appelle un acte d’espionnage. » À deux reprises, un véhicule russe baptisé Kosmos-2501, aussi connu sous le nom de Luch-Olymp, s’est positionné à quelque 80 kilomètres d’Athena-Fidus, le forçant à couper les communications. Il a été repéré par le réseau de télescopes Geotracker, développé par le groupe européen Ariane. « Nous le surveillons attentivement », poursuit Florence Parly, « nous avons d’ailleurs observé qu’il a continué de manœuvrer activement les mois suivants auprès d’autres cibles, mais demain, qui dit qu’il ne reviendra pas auprès d’un de nos satellites ? »

Kosmos-2501 n’en serait pas à son coup d’essai. Conçu à Jeleznogorsk par la société Reshetnev, il a décollé avec un an de retard le 28 septembre 2014 du cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan, à bord du lanceur Proton-M. D’après le quotidien russe Kommersant, le ministère de la Défense et les services de sécurité (FSB) voulaient s’en servir pour du renseignement et des communications. Les Américains s’en sont vite inquiété. Après plusieurs mois à croiser des véhicules amis, il leur a faussé compagnie pour s’immobiliser au-dessus de l’Afrique de l’Ouest, pile entre deux satellites gérés depuis les États-Unis, Intelsat 7 et Intelstat 901. Il est resté là de juin à septembre.

« Nous sommes préoccupés car ce n’est pas un comportement normal », a déclaré au site SpaceNews la présidente d’Intelstat, Key Sears. Au département de la Défense, Kosmos-2501 a été placé sur la liste des suspects aux côtés de deux autres appareils russes, Kosmos-2499 et 2504. Son activité a aussi été signalée à la France début 2015. Alors que Luch-Olymp était « censé rester en position géostationnaire », explique le directeur du commandement interarmées de l’espace français, Jean-Daniel Testé, il s’est mis « à se déplacer pour balayer un large arc de cercle allant de l’océan Indien jusqu’au milieu de l’Atlantique, au mépris de tous les règlements internationaux ».

Un an plus tard, le 17 mai 2016, le général Testé était le premier responsable de cette division créée en 2010, et relevant de l’état-major des armées, à être auditionné par l’Assemblée nationale. Selon son exposé, l’armée française se réfère aux images de ses 51 satellites près de 7 fois sur 10 lorsqu’elle est amenée à faire feu. « Nous devons donc reconnaître que les opérations militaires sont très largement dépendantes des systèmes spatiaux », a résumé le gradé. Mais surtout, « l’espace est déjà devenu le champ d’expression de rapports de puissance, sa militarisation pourrait le transformer, si nous n’y prenons garde, en nouveau champ de bataille dans les décennies à venir ».

Le satellite franco-italien Athena-Fidus

D’ailleurs, en utilisant un télescope du CNES et d’Airbus, les militaires français ont été surpris de découvrir un petit objet près des satellites de télécommunication militaire Syracuse, sur des images de 2011, 2013 et 2015. « À ce jour, on ne sait toujours pas ce qu’était cet objet, mais nous avons la certitude que les Russes, les Chinois et les Américains ont mis au point des systèmes destinés à aller observer et écouter au plus près les systèmes spatiaux d’autres pays, ce qui pose de graves questions en termes de sécurité. » Or, personne ne semble vouloir calmer le jeu.

Après la fondation d’un « corps de l’espace » en juillet 2014, les États-Unis ont carrément annoncé la création d’une force spatiale. « L’espace est un champ de bataille au même titre que la terre, les airs et les océans », a dégainé Donald Trump en mars 2018. « Nous avons l’Air Force, nous aurons la Space Force. » Elle doit être dotée de 13 000 hommes et d’un budget de 13 milliards de dollars sur cinq ans.

Double jeu

En relevant les yeux de sa feuille, Yleem Poblete secoue légèrement la tête. « L’espace est une frontière qui nous inspire et nous unit plus que tout », entame l’adjointe au secrétaire du Bureau du contrôle des armements américain. Ce 14 août 2018, à la conférence sur le désarmement des Nations Unies, à Genève, elle joue des sourcils et laisse traîner des syllabes afin de donner du poids à son propos. Mais rien n’y fait, cette ode à la paix sonne faux. La force spatiale réclamée par Donald Trump est dans toutes les têtes. Alors, Yleem Poblete tente de la justifier. « Comme le vice-président Pence l’a dit la semaine dernière, les autres nations possèdent de plus en plus de capacités opérationnelles dans l’espace mais elle ne partagent pas toutes, cependant, notre engagement en faveur de la liberté, de la propriété privée et de la loi. » Pire, « nos adversaires ont déjà transformé l’espace en champ de bataille ».

Le traité de l’espace de 1967 n’empêche pas la militarisation de l’espace.

Par adversaires, elle cible « la Russie » et « son partenaire, la Chine », accusées de développer des armes anti-satellites tout en affirmant promouvoir le traité sur la prévention de l’installation d’armes dans l’espace. Avec cette rhétorique de guerre froide, elle oublie toutefois de souligner que les États-Unis ont été les premiers à imaginer pareils engins. « Tous les satellites étaient autrefois considérés comme de la technologie militaire », souligne Jim Cantrell, PDG de Vector Launch, une société qui construit justement de petits modèles civils. « Les fusées le seront toujours car elles peuvent porter des armes. » Même si des sociétés privées envoient aujourd’hui leurs appareils de l’autre côté de l’atmosphère, « la régulation des acteurs du spatial relève du département de la Défense », indique François Chopard, président de l’incubateur de start-ups aéronautiques et spatiales Starburst.

Le double jeu dont est aujourd’hui accusé Moscou, consistant à s’armer tout en se déclarant favorable à la paix, était employé par Washington après la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les États-Unis deviennent membres du Comité des Nations unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique en 1958, au même titre que la France et l’URSS, ils testent dans le même temps un système de missiles anti-satellite baptisé Bold Orion. Le 13 octobre 1959, celui-ci réalise la première interception d’un satellite, Explorer 6. Pour les avoir devancés dans la course à l’orbite terrestre par le Spoutnik, lancé en 1957, les Soviétiques sont ainsi prévenus.

En réponse au système anti-missile A-35, mis en place autour de Moscou, les Américains développent dans le plus grand secret un réseau de satellite espion baptisé Corona. Son équivalent soviétique, le Zenit-2, est déployé deux ans plus tard. Chacun sait alors que « beaucoup de bombes différentes peuvent être amenées dans l’espace, même des ogives nucléaires », explique l’historien canadien Chris Gainor, spécialiste de l’exploration spatiale. La course aux armements et à la Lune risquant d’entrer en collision, les deux ennemis signent le traité de l’espace en 1967 afin d’interdire la dissémination d’armes de destruction massive sur d’autres planètes. Les arsenaux conventionnels ne sont pas concernés. Rien n’empêche donc la militarisation de l’espace, constate le juriste canadien Michel Bourbonnière.

Une image Corona du Pentagone prise en 1967

Alors que les États-Unis se servent discrètement de Corona lors de la Guerre des Six Jours (1967) et du Printemps de Prague (1968), les Européens « ne jouent qu’un rôle périphérique dans les programmes d’espionnage par satellite des années 1960 », note Pat Norris, auteur des livres Spies in the Sky et Watching Earth from Space. « Cependant, lors de la décennie suivante, des programmes comme Meteostat et SPOT incorporaient le même genre de technologies que les satellites américains – des détecteurs numériques par exemple. » Sur Terre, cette discrète activité est finalement reconnue en 1978 par le président Jimmy Carter, bien que sous un angle légèrement idyllique. « La reconnaissance par satellite est devenu un facteur important de stabilisation du monde dans le contrôle des traités sur la maîtrise des armements », juge-t-il. « Ils contribuent à la sécurité des nations. »

Son successeur a d’autres ambitions pour l’espace. L’initiative de défense stratégique présentée par Ronald Reagan en 1983 est surnommée « guerre des étoiles » par la presse. Elle vise à rassembler un arsenal de protection comprenant des lasers, des micro-ondes, des faisceaux de particules ou des projectiles. Selon Daniel Kaplan, chercheur américain au Macalester College, dans le Minnesota, « les lasers alors discutés au Sénat sont seulement capables d’abattre quelques satellites et peut-être, pour certains, de s’attaquer aux missiles soviétiques. Mais la rhétorique est la suivante : un laser antisatellite serait la première étape d’une défense antimissiles d’ici 30 à 40 ans. » À la même période, à l’automne 1983, le programme Terra-3 des Soviétiques traque la navette spatiale de la NASA et entraîne chez elle des dysfonctionnements, d’après le rapport établi en 1997 par Steven Zaloga. Les satellites qui devaient assurer la sécurité des nations selon Jimmy Carter se retrouvent dans le viseur.

Le spectre américain

Un nuage de fumée s’étend en forme de fleur de lys au-dessus de la base militaire de Vandenberg, dans le comté de Santa Barbara, en Californie. Autour, des flammèches retombent comme un feu d’artifice. Deux mois et demi après la désintégration de la navette Challenger, en 1986, la fusée Titan34D explose elle aussi au décollage. Cette fois, le grand public l’ignore. Car elle transportait le 20e et dernier satellite espion du programme clandestin Hexagon, qui a succédé à Corona. À partir de 1971, ces engins ont promené leur appareils photos sophistiqués dans le ciel de l’Union soviétique et de la Chine, avant de parachuter les clichés au-dessus de l’océan Pacifique, où des avions C-130 de l’US Air Force venaient les récupérer.

Les modèles suivants envoient directement leurs images aux stations de contrôle. Mieux, le satellite Lacrosse 1 lancé en 1988 est capable de voir de nuit et à travers les nuages. Alors que les programmes spatiaux sont arrêtés les uns après les autres en Russie, après la chute de l’Union soviétique, en 1991, Washington envoie régulièrement de nouveaux espions en orbite. Une décennie plus tard, Moscou commence timidement à remettre en marche ses fusées. Le 11 janvier 2001, le secrétaire d’État à la défense américain Donald Rumsfeld s’inquiète d’une guerre des étoiles. Pour lui, ce n’est « pas improbable. Si les États-Unis veulent éviter un Pearl Harbor de l’espace, ils doivent prendre au sérieux la possibilité d’une attaque du système spatial américain. » Huit mois plus tard jour pour jour, l’attaque vient bien du ciel, mais pas encore de l’espace. Deux avions s’écrasent sur le World Trade Center, à New York, et un troisième sur le Pentagone.

L’administration Bush ne se contente pas de traquer les terroristes en Afghanistan et en Irak. En octobre 2006, elle adopte une nouvelle politique spatiale s’arrogeant le droit d’effectuer des « contrôles » et rejetant « toute nouvelle loi ou restriction qui chercherait à interdire ou à limiter l’accès ou l’utilisation de l’espace aux États-Unis. » Le spectre américain fait de l’ombre aux autres États jusque dans la galaxie. Sauf qu’il est éclipsé trois mois plus tard par une explosion. Le 11 janvier 2007, la Chine envoie un missile balistique sur un de ses vieux satellites météo (le FY-1C) pour le détruire, à quelque 800 km d’altitude. À peine un an plus tard, cette « démonstration de force », dixit Chris Gainor, est reproduite par les États-Unis.

Opération Burnt Frost
Crédits : US Air Force

Après cette opération Burnt Frost, une ligne directe est établie entre Washington et Pékin sur le modèle du téléphone rouge instauré avec Moscou lors de la guerre froide. Ces trois pays « ont des présences militaires majeures dans l’espace », souligne Chris Gainor. « Cela dit, la Chine est une puissance montante tandis que les ressources de la Russie sont affectées par ses problèmes économiques. Quant aux pays européens comme la France ou le Royaume-Uni, ils ont des ressources dans l’espace mais rien de comparable avec celles des trois grands. » Aujourd’hui, 50 milliards sont investis chaque année dans le spatial aux États-Unis, 11 en Chine, quatre en Russie et deux en France. Paris n’a aucune arme antisatellite mais dispose du système de radar Graves.

Washington voit d’un très mauvais œil le lancement de trois satellites, dont un équipé d’un bras robotique, en 2013, par Pékin, et la renaissance des Forces spatiales de la fédération de Russie (UNKS) en 2015. Le parcours étrange de Kosmos-2501 alias Luch-Olymp ajoute aux tensions. Du côté américain, « il a fallu des années pour que les satellites Corona et Hexagon soient déclassifiés et il y a actuellement des conjectures sur des programmes plus récents », relativise Chris Gainor. Les spéculations relatives à la navette sans pilote Boeing X-37B, envoyée plusieurs fois sur orbite avec une mission scientifique, vont par exemple bon train. « Il comprend probablement des investissements pour le futur des satellites de reconnaissance », suppose James Andrew Lewis, directeur du Center for Strategic and International Studies.

En 2016, des documents partagés par Edward Snowden avec le site The Intercept décrivent le rôle d’un discret satellite américain, PAN. Sa mission, selon ces fichiers classifiés, est la « collecte sur des satellites étrangers dans l’espace, en ciblant les liens entre les satellites commerciaux habituellement inaccessibles par des moyens conventionnels ». À Washington, on s’inquiète que Moscou et Pékin « considèrent de plus en plus des attaques contre les systèmes satellitaires dans leur doctrine de la guerre du futur », d’après les mots de directeur du renseignement national. Le député Républicain Mike Rogers, passé par l’armée et le FBI, juge même que la guerre « va arriver. Reste à savoir si ce sera dans deux, cinq ou six ans. »


Couverture : US Air Force.