L’Union Jack en berne

Les couleurs britanniques flottent dans un coin du parlement européen. Autour de la place 640 de Nigel Farage, sur quatre coursives, l’Union Jack est jalousement agité par une vingtaine de députés. « Je sais que nous allons vous manquer, je sais que vous voulez interdire notre drapeau national mais nous allons vous dire au revoir », parade-t-il en bombant le torse sous sa chemise rose. Costume gris à liserés gris, cheveux à l’avenant, le président du Parti du Brexit jubile. Ce mercredi 29 janvier 2020, le Royaume-Uni est sur le point de sortir de l’Union européenne. Mais le plus fervent défenseur de son départ n’a pas le temps de terminer sa phrase.

« Si vous désobéissez, vous serez coupé, pouvez-vous retirer les drapeaux s’il vous plaît ? » implore la vice-présidente irlandaise Mairead McGuinness, une tristesse résignée dans les yeux. « C’est fini ! Nous sommes partis », rétorque Farage avec un rictus satisfait, alors que les applaudissements ont succédé aux rires gras dans son camp. « S’il vous plaît, asseyez-vous, rangez vos drapeaux, vous partez, et prenez-les avec vous si vous partez maintenant », conclue McGuinness sous les vivats des autres députés. Deux jours plus tard, à 23 heures, le Royaume-Uni quitte officiellement un navire qu’il a rejoint il y a 63 ans, privant l’Union européenne de 13 % de sa population, 15 % de son PIB, 5 % de sa superficie et un quart de ses eaux territoriales.

Ce matin-là, Boris Johnson laisse Downing Street dans son dos pour se diriger vers Sunderland, où il doit réunir son cabinet pour célébrer le Brexit. En 2016, cette ville du nord-est de l’Angleterre a été la première à se prononcer massivement en faveur d’un retrait. Le Premier ministre conservateur y déclare que « le moment est venu où l’aube point et le rideau se lève sur un nouvel acte. C’est le moment d’un vrai renouveau et d’un changement national. » À son arrivée au pouvoir, en juillet 2019, il voyait dans le Brexit « une énorme opportunité économique ».

Nigel Farage
Crédits : Parlement européen

Comme Nigel Farage au Parlement européen, Johnson met les voiles avec le sourire. « Quel que soit l’accord que nous aurons, nous préparerons à l’automne un ensemble de mesures pour booster les entreprises britanniques et conforter la place du Royaume-Uni comme destination principale des investissements étrangers du continent », affirmait-il. À cet effet, le chef du gouvernement proposait de « changer les règles fiscales pour générer des incitations supplémentaires à investir dans le capital et la recherche ».

Autrement dit, il envisage une baisse des taxes dans l’espoir d’attirer des entreprises. Après avoir chuté de façon vertigineuse en 2010 de 28 à 19 %, l’impôt sur les sociétés pourrait encore perdre deux points cette année, à moins qu’une coupe encore plus offensive soit décidée. Au sein de l’Union européenne, pareille stratégie a permis à l’Irlande d’attirer les sièges européens de différentes multinationales comme Google, Twitter, Facebook, Yahoo ! ou Apple, pour ne citer que les géants du numérique. Son taux de 12,5 % a aussi séduit les sociétés pharmaceutiques Pfizer et Merck & Co.

Pour le moment, « le Royaume-Uni a tendance à déléguer le rôle de paradis fiscal à ses territoires d’outre-mer plutôt que de se montrer lui-même agressif », observe Alex Cobham, directeur général du Tax Justice Network. Cela dit, « le Financial Secrecy Index et le Corporate Tax Haven Index montrent que, pris dans son ensemble, le réseau du Royaume-Uni serait la plus grande menace internationale en matière de corruption, blanchiment d’argent et fraude fiscale, y compris de la part des entreprises. Ainsi, de l’argent sale peut toujours transiter par la City de Londres alors que le Royaume-Uni prétend avoir les mains propres. Il est au cœur du problème des paradis fiscaux. »

Boris Johnson
Crédits : European Parliament in the UK

Certains veulent désormais aller plus loin. Pendant la campagne qui a précédé le référendum sur le Brexit, en 2016, ses partisans louaient le modèle de Singapour, une ancienne colonie britannique qui brille par son dynamisme grâce à une économie ouverte : le stock d’investissements y représente 410 % du PIB. Comme Londres, la cité-État est aussi une place financière importante pour la région. « Singapour a décidé d’accepter les importations sans restriction, sans imposer de normes, et aujourd’hui, c’est l’un des endroits les plus riches au monde », avance Daniel Hannan, un député européen membre du Parti conservateur. « Les transports publics, l’éducation, l’aide aux pauvres y sont parmi les meilleurs. »

À en croire Hannan, Farage et Johnson, le Brexit serait donc un mal pour un bien, dans la mesure où il permettrait la transformation du modèle économique britannique. En voulant compenser les dommages à court-terme de la sortie de l’UE, Londres se donnerait les moyens de devenir un paradis fiscal aux portes de l’Europe, jugent les économistes allemands Marc Friedrich et Matthias Weik. Mais vu les différences de taille qui séparent Singapour et le Royaume-Uni, ce scénario est-il possible ?

Austérité mortifère

Devant le siège 640 du parlement européen, le drapeau du Royaume-Uni est encore sagement rangé sur la table. Nigel Farage déplie son discours d’adieu, sans doute impatient de le brandir. « Ma mère et mon père ont signé pour un marché commun, pas pour une union politique, pas pour des drapeaux, un hymne, une présidence et maintenant, vous voulez même votre propre armée », pérore-t-il. Aussi, le 31 janvier 2020 restera comme un point de non-retour : « Une fois que nous seront partis, nous ne reviendront jamais. Et le reste franchement, ce sont des détails. » Pour cet ancien trader issu du parti conservateur, ce ne sont donc pas les conséquences pratiques du Brexit qui comptent mais la victoire. « Ça fait 20 ans que je rêve de perdre mon emploi », ironise-t-il.

Si tout le monde ne peut pas en dire autant, David Cameron n’a eu comme lui guère d’état d’âme à quitter son poste. Depuis qu’il a organisé le référendum sur le Brexit en 2016, l’ancien Premier ministre a gagné 1,6 million de livres, soit près de 2 millions d’euros, d’après le décompte du Guardian. En janvier 2013, alors qu’il dirigeait le Parti conservateur, cet ancien conseiller de Margaret Thatcher (qui disait vouloir « récupérer [s]on argent » auprès de Bruxelles dès 1979) avait promis un vote sur la sortie du Royaume-Uni afin de couper l’herbe sous le pied de l’Ukip, dont le leader s’appelait alors Nigel Farage. Résultat, les Britanniques ont voté en faveur de la sortie à 51,9 % le 26 juin 2016.

David Cameron avec Barack Obama
Crédits : Pete Souza

Après l’activation de l’article 50 du Traité de Lisbonne par Theresa May, en mars 2017, l’idée d’une baisse des taxes se répand. « On entend souvent que Londres envisagerait de se lancer dans une concurrence déloyale en termes de régulation fiscale », nuance le ministre des Finances d’alors, Philip Hammond, dans les colonnes du Monde. « Ce n’est pas notre projet, ni notre vision de l’avenir. » Et de préciser que « même lorsque nous aurons quitté l’UE, le Royaume-Uni gardera un modèle social, économique et culturel qui sera reconnaissable comme européen. » Quand Londres se dotera d’un impôt sur les société de 17 %, cette année, son montant sera à la fois le plus faible des pays du G20 et le même qu’à Singapour.

Or, cette réduction n’a guère d’impact. « Il n’y a pratiquement aucune différence entre 28, 18 ou même 8 % puisqu’il est impossible de concurrencer les taux situés entre 0 et 2 % qui peuvent être obtenus aux Pays-Bas et au Luxembourg », indique Alex Cobham. En revanche, « chaque baisse d’un point fait perdre quelque 2 milliards de revenus d’impôts au Royaume-Uni. » Les allègements de taxes opérés ces dernières années ont ainsi détourné des dizaines de millions de livres des comptes publics. « Les estimations du gouvernement prévoyaient un impact nul sur l’investissement des entreprises, c’était un don pur et simple », enfonce l’économiste. « Dans le même temps, des études indépendantes ont montré que plus de 100 000 personnes sont mortes à cause de l’austérité. »

Les valeurs néerlandaise et luxembourgeoise resteront quoi qu’il en soit hors d’atteinte. Un grand pays comme le Royaume-Uni ne peut pas se permettre de réduire à portion congrue ses revenus fiscaux pour attirer quelques multinationales, là où les paradis fiscaux ont de toute façon une activité économique réduite sur leur territoire.

Cela n’a pas empêché Boris Johnson de faire du Brexit une « une énorme opportunité économique » en juillet 2019. Pour « changer les règles fiscales », le Premier ministre a obtenu les coudées franches en remportant une large majorité aux élections législatives de décembre 2019. Entre-temps, les économistes du Tax Justice Network estiment que la simple nouvelle du Brexit a déjà coûté entre 2 et 2,25 points de croissance, une détérioration qui devrait s’accroître à partir du 1er janvier 2021, date à laquelle un accord commercial est censé entrer en vigueur entre Londres et Bruxelles.

Alex Cobham
Crédits : Xavier Granet/Task Force on Financial Integrity & Economic Development

Outre des baisses d’impôts, le gouvernement envisage de mettre en place un certain nombre de ports francs. Ces zones seraient délestées des droits de douanes qui devraient s’appliquer avec le Brexit. D’après l’Observatoire de la politique commerciale britannique, leur impact serait toutefois limité puisqu’ils ne feraient que déplacer l’endroit du paiement de la taxe. Cela éloignerait en tous cas le Royaume-Uni du modèle singapourien dans la mesure où la droits de douanes y sont faibles partout. C’est d’ailleurs ce qui donne de la vitalité à son industrie manufacturière, tandis que celle des Britanniques risque d’être sévèrement affectée par la sortie de l’UE.

« Une position ferme de Bruxelles pourrait faire des dégâts à la City », estime Alex Cobham. Si de nouvelles baisses d’impôts ne sont pour le moment pas annoncées, « ce gouvernement a toujours le potentiel de mettre en place une politique extrême si la rhétorique du Singapour-sur-Tamise s’impose », ajoute-t-il. Mais Downing Street doit ménager l’Union européenne, où sont effectuées 50,2 % de ses importations et de ses exportations, sous peine de voir les barrières douanières flamber. Or, Bruxelles n’a pas intérêt à voir un paradis fiscal fleurir à ses portes. Il en compte déjà assez en propre.


Couverture : La City au crépuscule. (Tim Arterbury)