Une bille jaune est renversée sur un fond blanc. Avec ses dents saillantes et ses yeux plissés, soulignés par deux grosse larmes, ce pictogramme dessine un visage hilare. D’une insolence désarmante, il s’étale sur toute la couverture du dernier roman de Frédéric Beigbeder, comme un pied de nez au très sérieux monde de l’édition. Pour le rassurer, un titre subsidiaire a été trouvé par Grasset, L’homme qui pleure de rire, en référence à L’homme qui rit de Victor Hugo.

Par cette bravade, bien dans son époque, l’auteur de 99 francs réalise une « satire, hilarante et désespérée, des dérives de notre société de divertissement », c’est le quatrième de couverture qui le dit. Allant jusqu’à confondre mots et emojis sur une page, il cherche semble-t-il à montrer leur impuissance par l’absurde. Car au vrai, Beigbeder adopte les codes d’internet sans tout à fait les apprécier. Sommé de choisir le smiley qui lui va le mieux par Le Monde en 2016, il avait répondu « tous sauf celui qui pleure de rire, il m’exaspère, il en fait trop. » L’homme qui pleure de rire est donc un anti-héro.

Pour agacé qu’il soit par ces hiéroglyphes modernes, novlangue pleine d’expressions, l’écrivain est contraint de les employer s’il veut peindre l’époque. Devenus incontournables, ils continuent d’étendre leur empire : le 29 janvier, le Consortium Unicode a annoncé le lancement prochain de 62 nouveaux emojis et 55 nouveaux genres et couleurs de peau, afin d’offrir une palette plus large et plus inclusive aux internautes. Celui qui sourit en écrasant une larme énervera à n’en pas douter Beigbeder, mais les doigts repliés à l’italienne, les ninjas, le castor ou le mammouth ont de bonnes chances de plaire. Leur vocabulaire tout en allégorie en forme-t-il pour autant une langue à part entière ? 😮

Le smiley et le clin d’œil

Comme le souligne Pierre Halté, docteur en sciences du langage, « les premiers pictogrammes à accompagner des textes pour expliciter les émotions du locuteur sont nés avec les premiers logiciels de messagerie instantanée, les chats ». C’est-à-dire au début des années 1970, dans une université de l’Illinois. « Dès cette époque, on trouve des icônes représentant des sourires et des expressions de tristesse. » Dix ans après apparaissent les émoticônes constituées de signes de ponctuation. « Pour représenter un sourire, par exemple, on utilise le double point et une parenthèse de fermeture. » Une symbolisation qui s’inscrit dans une longue tradition de détournement de la ponctuation.

En 1881, des journalistes du magazine américain satirique Puck s’en servent dans un article pour essayer de rendre toutes les émotions faciales. En 1912, l’écrivain Ambrose Bierce imagine « une amélioration de la ponctuation – le point moqueur, ou marque du rire : il s’écrit ainsi ‿ et présente une bouche souriante. Il doit être ajouté, avec le point final, à toute phrase farceuse ou ironique. »

En 1936, le journal humoristique étudiant Harvard Lampoon propose de signifier le sourire par (-), le rire par (–), le froncement de sourcils par (#), et le clin d’œil par (*). Par ailleurs, la plus célèbre des émoticônes est très visiblement inspirée du « smiley » créé par le graphiste Harvey Ball en 1963. Celui-ci avait été embauché par une compagnie d’assurance du Massachusetts, la State Mutual Life Assurance, pour imaginer un visage capable de remonter le moral des employés et de faciliter les interactions. Il a dessiné un visage jaune aux yeux verticaux et au large sourire. Et gagné 45 dollars pour dix minutes de travail. Mais ni lui, ni la State Mutual Life Assurance n’a songé à protéger ce « smiley », qui est devenu omniprésent dans la culture américaine des années 1970. Il apparaît alors sur des tasses, des porte-clefs, des plateaux, des tee-shirts, des autocollants, des bracelets, des boucles d’oreilles et du papier à lettres.

La naissance des emojis à proprement parler, ces images ajoutées au texte à partir d’une banque intégrée aux services de messagerie, est pour sa part relativement récente. Elle date des années 1990 et elle a eu lieu au Japon, où le mot emoji est une contraction des mots « image » (e) et « lettre » (moji). Plus précisément, la naissance des emojis a eu lieu dans une compagnie de téléphonie mobile japonaise basée à Tokyo, NTT DoCoMo. « Les premiers emojis étaient en noir et blanc et ils se limitaient à 12 × 12 pixels, donc ils étaient très simples et il n’y avait pas beaucoup de variations », se souvient Shigetaka Kurita, qui faisait partie de l’équipe de graphistes.

« Nous ne pouvions pas dessiner ce que nous voulions à cause de ces contraintes techniques », poursuit-il. « Les premiers emojis en couleurs sont apparus en 1999, lorsque d’autres compagnies de téléphonie mobile japonaises ont commencé à dessiner leurs propres versions, telles que les visages jaunes que vous voyez aujourd’hui. Au début, nous dessinions uniquement pour le marché japonais. Je ne me doutais pas que les emojis se répandraient et deviendraient si populaires à l’international. » En 2011, ils sont intégrés au clavier des iPhone.

En 2013, à celui des smartphones Android. En 2015, plus de six milliards d’emojis sont quotidiennement envoyés dans le monde. Un véritable plébiscite qui s’explique par plusieurs facteurs selon Pierre Halté : « Tout d’abord, le caractère de plus en plus instantané et synchrone de nos échanges écrits. Pour une raison très simple : la plupart des emojis jouent à l’écrit le rôle que l’intonation, les gestes et les mimiques jouent à l’oral. Ceux-là sont nécessaires pour communiquer de façon efficace et synchrone à l’écrit. Les autres témoignent davantage d’une volonté de rendre nos conversations plus ludiques. Et puis, il y a les phénomènes de mode, l’aspect esthétique, l’influence du marketing. »

Les 176 emojis originaux de Shigetaka Kurita, aujourd’hui propriété du MoMA

Le revolver et l’aubergine

Domino’s Pizza a coopté le pictogramme de la pizza, faisant de lui un mécanisme de commande. Le directeur artistique de Chanel, Karl Lagerfeld, a lancé une application mobile qui permet de télécharger huit pages d’ « EmotiKarl », de son propre visage à la tête de sa chatte Choupette, en passant par des mitaines et des lunettes de soleil. IKEA a lancé Emoticons, qui permet, elle, d’envoyer des pictogrammes de meubles, de boulettes de viande, d’animaux domestiques et de vélos.

En 2014, à l’occasion du 4-Juillet – Independence Day – la brasserie américaine Bud Light a tweeté un Stars and Stripes uniquement composé de pictogrammes de feux d’artifice, de pinte de bière et de drapeau. Cette année-là, des stars telles que le rappeur Drake et la chanteuse Miley Cyrus se sont fait tatouer des emojis sur la peau. Des anonymes aussi. Cependant, ni les entreprises ni les stars ne peuvent composer sans le Consortium Unicode, aussi influentes soient-elles. C’est bel et bien cette association qui définit les standards des emojis, grâce à l’Unicode, un système qui permet de rendre lisible un caractère ou une image sur tout type de plateforme. Outre le manque de rousseur des personnages représentés, il lui a été reproché de ne pas proposer différentes couleurs de peau, ou encore de limiter les métiers des emojis féminins à la manucure ou à la coiffure. Et l’utilisation de plusieurs emojis suscitent de vives polémiques… Instagram, qui permet maintenant la recherche d’images par émoticônes, a par exemple banni « l’aubergine » en 2015, estimant qu’elle était « systématiquement utilisée dans du contenu qui ne respectait pas [sa] charte ».

En clair, comme symbole phallique. Face au tollé, le réseau social a réintégré l’innocent légume, mais en 2016 c’était au tour d’un fruit d’être censuré, cette fois par Apple : « la pêche », qui était assimilée à une paire de fesses. La firme à la pomme a également remplacé « le revolver » par un « pistolet à eau » pour alimenter le débat sur le port des armes à feu aux États-Unis, peu de temps après la fusillade d’Orlando. La communauté LGBT, qui était la cible du tueur, a d’ailleurs ses propres émoticônes, telles que le « Rainbow Flag ». Les emojis de revolver sont d’autant moins anodins que l’un d’eux a fait condamner un homme de 22 ans à trois mois de prison ferme et à une amende de 1 000 euros. Il l’avait envoyé par SMS à son ex-petite amie, mineure de surcroît, et le tribunal correctionnel de Valence a considéré que ce pictogramme constituait une « menace matérialisée par une image » telle que décrite par l’article 222-17 du Code pénal.

Aux États-Unis, une adolescente ayant menacé son école sur Instagram avec des emojis de revolver, de couteau et de bombe a été poursuivie pour harcèlement informatique, puis acquittée. Cela montre bien que les émoticônes font partie intégrante de nos modes de communication. Le mot « emoji » a été élu mot de l’année 2015 par l’Oxford University Press. Ce qu’il désigne peut suffire à raconter une journée entière à en croire le joueur de tennis Andy Murray, qui résume ainsi son mariage sur Twitter : ?☔???????????????????????????????????????❤????????? Les emojis ont en tout cas été utilisés lors d’interviews par des personnalités comme la ministre australienne des Affaires étrangères, Julie Bishop. Ils pourraient également traduire de la musique classique, le célèbre roman Moby Dick, ou encore la Bible. Constituent-ils pour autant un langage à part entière ? Pas pour le moment, estime le journaliste Vincent Manilève, qui a tenté, sans grand succès, « d’écrire ses mails, ses textos et ses messages uniquement en emojis ». « Il n’empêche, le français, comme d’autres langues modernes, a bien mis des centaines d’années à s’imposer, à développer sa grammaire et son vocabulaire. Vu leur popularité grandissante, et surtout la quasi impossibilité de s’en passer au quotidien désormais, pas sûr que les petits bonhommes jaunes doivent attendre aussi longtemps. »

Le palmier et le cœur

« Dans le sens où ils constituent un système de signes permettant de faire passer un message, les emojis constituent un langage à part entière, mais uniquement dans ce sens-là, car ils n’ont pas la complexité, ni le degré de sophistication et d’abstraction des signes utilisés par les langues verbales », explique Pierre Halté. « En fait, les emojis constituent plutôt un complément aux langues verbales qu’une langue en soi », ajoute-t-il. Selon lui, et contrairement à ce qui est souvent avancé, les emojis ne contribuent pas à appauvrir l’écrit : « Ils ne remplacent pas des mots, ils remplacent des gestes, une mimique ou une intonationLes emojis s’intègrent au texte et interagissent avec lui. Donc ils ne l’affaiblissent pas, bien au contraire. »

Une autre idée reçue voudrait que le langage des emojis soit un langage universel. Là encore, Pierre Halté n’est pas d’accord : « La façon d’interpréter les gestes, les mimiques et leurs représentations n’est pas la même dans toutes les cultures. Le sourire n’a pas la même valeur en France et au Cambodge, par exemple. À ce sujet, il serait intéressant de voir si des emojis adaptés à la société nippone ont été intégrés dans nos propres conversations sous un autre sens. »

L’interprétation d’un signe n’est pas seule à différer d’une culture à l’autre. Son usage varie lui aussi. C’est du moins ce que montre une étude présentée à l’édition 2016 de South by Southwest, le festival notamment consacré aux technologies qui se déroule en mars à Austin, au Texas. Menée par la linguiste Gretchen McCulloch et l’entrepreneur Ben Medlock, cofondateur de l’application-clavier pour smartphones Swiftkey, cette étude révèle en effet que les Hawaïens sont les plus importants utilisateurs de « couchers de soleil » et de « palmiers » dans le monde. Que les pays proches du pôle Nord sont les plus importants utilisateurs du « Père Noël ». Que les arabophones utilisent quatre fois plus de « fleurs » que la moyenne. Et que les francophones utilisent quatre fois plus le « cœur » que les autres…

Cette étude révèle également que 70 % des emojis représentent une émotion positive et 15 % une émotion négative, le reste étant considéré comme neutre. Mais cela ne signifie pas que nos émotions sont majoritairement positives. Seulement que nous avons davantage tendance à mettre en scène nos émotions positives que nos émotions négatives. Surtout sur les réseaux sociaux tels que Facebook. Où pourtant nous pouvons désormais « réagir » à une publication avec « colère » ou « tristesse », et non plus seulement avec un « pouce levé ».

La position des « mains » joue d’ailleurs un rôle fondamental dans le monde des emojis. Un rôle qui peut lui aussi varier d’une culture à l’autre, en témoignent les « mains jointes » – geste de remerciement en Asie, requête ou prière chez nous. Même au sein d’une culture, l’interprétation comme l’usage d’une émoticône peuvent varier, notamment d’une génération à l’autre.

« Le cœur, par exemple, n’a pas la même signification pour un trentenaire et son grand-père », remarque Pierre Halté. « D’ailleurs, les émojis étaient auparavant majoritairement employés par les plus jeunes, c’est-à-dire par les 15-25 ans, mais la tendance est en train de changer. Par un effet classique de “mode inversée”, de plus en plus de jeunes refusent d’employer des emojis, arguant qu’ils sont trop mainstream, et préfèrent employer des onomatopées et des interjections. Tandis que des trentenaires vieillissants se croient particulièrement cool avec leurs emojis », assène le docteur en sciences du langage avec un sourire dans la voix. Il est donc loin d’être certain que « les petits bonhommes jaunes » aient le temps de développer une grammaire et un vocabulaire dignes de nos langues verbales.


Couverture : Un chœur d’emojis. (Ulyces.co)