Pied droit pied gauche

Le ciel et la route sont dégagés. À l’ouest de Barcelone, dans la commune de Sant Joan Despi, une Audi RS3 noire contourne l’acacia planté au milieu d’un rond-point. Sous le regard d’un agent de sécurité, dont la guérite olive comporte quelques caméras, elle pénètre dans la Ciutat esportiva Jordi Samper. Une silhouette longiligne en sort avec nonchalance sur le parking. On a souvent reproché à Ousmane Dembélé son manque de rigueur.

Plusieurs fois, il est arrivé en retard à l’entraînement. Mais en cette semaine de trêve internationale, c’est l’unique joueur de l’effectif professionnel du FC Barcelone présent. Atteint d’une déchirure à la jambe gauche, il ne participe pas au match de l’équipe de France contre la Moldavie, vendredi 22 mars 2019.

Le milieu offensif de 21 ans trottine donc seul, sur l’une des vastes pelouses du complexe. Autour de lui, sous le soleil du printemps, le centre distribue les rectangles verts entre des allées de bétons. Tout est épuré. Cela ne va pas durer. Dans les mois à venir, le club va construire un stade de 6 000 places au nom de l’ancien milieu néerlandais Johan Cruyff, mort il y a tout juste trois ans le 24 mars.

Cette enceinte à 19 millions d’euros entre dans le cadre du projet Espai Barça, qui prévoit aussi la rénovation du Camp Nou et de ses abords à partir d’avril 2019. En quatre ans, la capitale catalane sera ainsi dotée du « meilleur complexe sportif au monde », agrémenté d’une kyrielle de restaurants et de boutiques.

Pour coordonner cette initiative titanesque, la formation catalane compte sur le Barça Innovation Hub (Bihub). Fondée en 2017, cette unité de recherche mène le projet « le plus important » du club selon le président Josep Maria Bartomeu. « Les sportifs du futur seront bien meilleurs que ceux d’aujourd’hui », assure-t-il. L’homme qui en assure la direction est un physicien ayant étudié la communication aux États-Unis, Albert Mundet. « Nous travaillons avec des laboratoires, des universités, des start-ups et des clubs de football ou d’autres sports pour favoriser l’innovation et la partager », indique-t-il.

En partenariat avec la société Cantenda, une plateforme a par exemple été développée de manière à gérer de concert les différents projets d’infrastructure. Cela permet de mettre en cohérence les sous-projets à tiroirs et de relier les nombreuses parties prenantes. « Nous voulons inclure autant de technologie que possible pour améliorer l’expérience du public », explique Mundet. Et surtout pour améliorer le niveau des joueurs.

Lundi 25 mars, le Bihub a annoncé un projet d’étude sur le sommeil des athlètes développé en lien avec l’assureur allemand Allianz. Pendant six mois, quelque 600 jeunes formés au club iront se coucher bardés de capteurs afin que la qualité de leurs nuits soit mise en relation avec leurs performances. Les textiles intelligents de la société Hexoskin mesureront l’activité de leur cœur, de leur respiration et de leurs mouvements.

Ensuite, l’institut Adsalutem de Gérone analysera les données recueillies avec l’appui de l’Université internationale de Catalogne. Et les conclusions seront rendues publiques.

Le futur stade Johan-Cruyff
Crédits : FC Barcelona

« Notre objectif est de faire avancer le progrès technique en général et c’est pourquoi nous partageons tout », avance Albert Mundet. Autosuffisant grâce aux revenus de sa plateforme de formation, le Barça Innovation Hub expérimente différentes technologies susceptibles de mettre l’équipe dans les meilleures dispositions. Avec le groupe Realtrack, il a par exemple mis au point le Wimu, ce gilet détectant les déplacement d’un joueur ainsi que ses paramètres physiques et médicaux, afin d’évaluer et pour finir optimiser ses performances.

« Nous voulons que tout le monde accède aux données du Wimu », assure Mundet. Pour lui, mener une approche de « savoir ouvert » est le meilleur moyen de devenir le club le plus en pointe du monde. Car en football, le futur est au « suivi des données ».

Au cœur des données

Derrière l’arche d’où émergent les joueurs deux par deux, tenant un enfant par la main, les couleurs des indépendantistes catalans sont fièrement brandies en tribune du Camp Nou. Pour ce huitième de finale de la Ligue des champions, le drapeau rayé rouge et jaune à étoile blanche sur un triangle bleu est interdit, mais certains supporters du FC Barcelone n’en ont cure.

Le 13 mars 2019, avant le match retour contre Lyon, ils sifflent copieusement l’hymne de l’Union of European Football Associations (UEFA), cette organisation qui entend taire leurs revendications. À côté de la bannière, un groupe d’Anglais écoute les huées sans comprendre. Il n’est pas le seul. Ces jours-ci, il peut y avoir quelque 30 000 étrangers dans le stade, sur les 78 000 personnes qui s’y trouvent en moyenne. Si bien qu’une bonne part des plus de 140 000 socios revendent leur place.

Si le projet Espai Barça va faire passer le nombre de sièges de 99 000 à 105 000, les petits actionnaires n’ont pas tous de siège. C’était le cas d’Albert Mundet quand il était jeune. Il a reçu sa carte de membre à 18 ans, comme cadeau d’anniversaire. Tout juste centenaire, le Barça peinait à briller vraiment depuis le départ de son capitaine historique Josep Guardiola, restant pour l’heure dans l’ombre du Real Madrid et du FC Valencia.

Diplômé en physique, le jeune homme est consultant pour son club de cœur qu’il lui confe la gestion du Barça Innovation Hub en 2017. « Il n’a pas attendu de créer cette unité de recherche pour être innovant », précise-t-il. « Notre style l’a été », en faisant notamment référence au jeu de possession prôné par Johan Cruyff quand il était entraîneur entre 1988 et 1996. Mundet donne aussi en exemple le centre de formation. « Il y avait donc déjà cet état d’esprit tourné vers le futur avant mon arrivée, mais tout n’était pas assez structuré. »

Le président Josep Maria Bartomeu
Crédits : FC Barcelona

La formation catalane n’est pas la seule à s’intéresser à la science. Mais trop souvent, les équipes organisent des événements et créent des ponts avec des entreprises et des laboratoires pour se donner le sentiment d’être à la pointe, sans résultats concrets, constate le brun à la barbe fine. Pour ne pas vivre ce genre de déception, il a d’abord cherché à articuler efficacement les compétences présentes en interne.

« Nous avons sélectionné des personnes clés au sein de l’organisation, ayant de l’expérience, et nous leurs avons demandé de venir pour nous aider à choisir des projets et des chercheurs », décrit-il. Ce « co-développement » a pour objectif de tester directement des prototypes, notamment en équipes de jeunes, pour ensuite en faire des produits prêts à l’emploi. « Comme les autres clubs ont des besoins similaires, ils pourront être diffusés ailleurs », ajoute-t-il. « C’est pour ça que notre approche est ouverte. »

Déjà abreuvés de statistiques, les staffs n’en ont pas encore assez, estime le responsable du Barça Innovation Hub. « Il nous faut trouver de nouvelles manière de quantifier les éléments tactiques, mieux détecter les mouvements des 22 acteurs, pour donner plus de réponses aux entraîneurs », expose-t-il. « 95 % du temps, un joueur n’a pas le ballon. Sa performance à ces moments peut donc être évaluée grâce à l’analyse contextuelle et aux données de déplacement. »

Cette question de la maîtrise de l’espace fait l’objet de recherches en partenariat avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Elle est enrichie par l’élaboration d’intelligences artificielles capables de découper les vidéos à la place des analystes. Un temps précieux peut ainsi être économisé et servir à autre chose. Car en définitive, « certains aspects auront toujours besoin du cerveau humain », promet Albert Mundet.


Couverture : Espai Barça.