En 2008, le FK Zenit Saint-Pétersbourg devient le second club russe de l’histoire à gagner un trophée européen majeur en battant les Glasgow Rangers à Manchester, remportant la dernière édition de la Coupe de l’UEFA – un triomphe qui les propulse sur la scène internationale. La finale à Manchester fut le pic d’un processus qui a débuté en 1999, lorsque Gazprom est devenu le sponsor officiel du Zenit. Leur contrat de parrainage fut signé peu après avoir remporté la Coupe de Russie, en battant le Lokomotiv Moscou trois buts à un, avec un doublé d’Alexander Panov, « la fusée de Kolpino ». Au moment du rachat, le président de Gazprom Petr Radionov a déclaré dans le quotidien russe Izvestiia : « En ces temps de difficultés économiques, il est important pour les gens de décompresser. » Si le ton se voulait apaisant, c’est que Radionov faisait référence au fait que la Russie était en train de récupérer de la crise économique de 1998, au cours de laquelle le défaut du secteur bancaire Russe avait touché très sévèrement Saint-Pétersbourg.

Un investissement culturel ?

Avec le sponsoring de Gazprom, le Zenit a intégré le programme d’investissement culturel que la compagnie a mis en place à l’échelle de la ville, promettant que le club de football disposerait de fonds lui permettant d’être compétitif, non seulement en Russie mais aussi en Ligue des Champions dans les années à venir. Contrairement à de nombreux prétendus chevaliers blancs du football, Radionov tint sa promesse. Pour Gazprom, le Zenit représentait l’occasion d’une véritable expérimentation footballistique, dans une ville représentée par un unique club – au contraire de Moscou. De tels investissements ne furent évidemment pas consentis sans autres ambitions à l’esprit : le club servirait de plate-forme publicitaire d’une campagne d’image globale passant par le football, dans le but d’amener Gazprom et la Russie sur le devant de la scène occidentale. Sous de nombreux aspects, l’investissement de Gazprom dans le Zenit a marqué un tournant capital dans l’économie de la Russie post-soviétique. Après l’an 2000, sous la présidence de Vladimir Poutine, le pays s’est éloigné d’une économie fondée sur le secteur bancaire pour se focaliser sur l’export de ressources naturelles. Peu après l’arrivée au pouvoir de Poutine, Gazprom a pu reconquérir les marchés du pétrole et du gaz à travers toute la Russie. Une période qui fut accompagnée de nombreuses controverses, dont le procès de Mikhail Khordokovski et les purges d’autres oligarques dans le secteur énergétique russe. Ces événements furent la toile de fond du retour de Gazprom comme la plus puissante compagnie énergétique du pays – ce qui coïncida avec la résurrection de la Russie en tant que pays exportateur d’énergie globale.

Gazprom ne prit plus part au jeu uniquement en tant que sponsor, mais aussi comme propriétaire, faisant ainsi définitivement du Zenit le club le plus riche de Russie.

La transformation économique de la Russie a trouvé écho dans Gazprom, les investissements de la compagnie dans le sport ayant été vus par certains comme l’occasion parfaite pour masquer les circonstances troubles qui lui permirent de devenir la plus puissante entreprise russe. En 2005, Gazprom est devenu l’unique actionnaire du Zenit, lorsque son président David Traktovenko – aujourd’hui propriétaire du FC Sydney – fit marche arrière et accepta de vendre ses parts à la compagnie. Depuis ce moment, Gazprom ne prit plus part au jeu uniquement en tant que sponsor, mais aussi comme propriétaire, faisant ainsi définitivement du Zenit le club le plus riche de Russie. Et depuis la prise de pouvoir de la compagnie, le Zenit a gagné trois fois la ligue russe, une fois la Coupe de Russie et la Coupe de l’UEFA déjà mentionnée. En 2012, la firme de marketing allemande Sport+Markt a publié un classement dans lequel le Zenit est noté comme le club russe le plus soutenu du pays et le onzième en Europe, avec 12,6 millions de supporters.

Un réseau footballistique global

Mais le Zenit ne suffisait pas à Gazprom, qui voulait étendre son empire sportif au-delà des frontières de la Russie. En 2007, Gazprom fut annoncé comme le principal sponsor des Allemands du FC Schalke 04. Dans le cadre de ce contrat de sponsoring, Schalke a aussi signé un accord de coopération avec le Zenit. Le premier disposait de l’un des meilleurs centres de formation en Allemagne, et le club a depuis envoyé des spécialistes en Russie pour aider à y développer les infrastructures du Zenit dédiées à la jeunesse, et celles appartenant aux autres clubs possédés par Gazprom. L’investissement de Gazprom au sein de Schalke a aussi permis à l’élite politique russe d’exercer une influence directe dans les affaires quotidiennes du club allemand. Ainsi, lorsque le Bayern Munich a acheté Manuel Neuer à Schalke durant l’été 2011, Vladimir Poutine a personnellement tenté d’interférer dans le transfert. Le journal allemand Die Welt a rapporté que Poutine avait intimé à Gazprom l’ordre de débloquer des fonds pour garder le gardien de but international allemand à Gelsenkirchen, la ville qui abrite le FC Schalke 04. Poutine a aussi contacté la direction du club pour manifester de vive voix son mécontentement à l’égard de la décision de Neuer de s’en aller.

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Statue de Lénine à Volvograd
Crédits

Les traces laissées par Gazprom dans le football allemand sont récemment devenues un épineux sujet de discussion dans le sud du pays. Le Bayern Munich a fait l’objet de spéculations quant à la potentielle vente de certaines de ses parts au géant du gaz russe. Si la règle dite du 50+1 oblige les clubs allemands à détenir 51 % de leurs parts, les clubs sont cependant libres d’en vendre 49 % à des investisseurs. En 2002, Adidas a fait l’acquisition de 9,1 % des parts du Bayern pour 77 millions d’euros, et en 2009 Audi a payé 90 millions d’euros pour en acquérir le même pourcentage. Ces investissements d’importance soulagèrent non seulement le Bayern de ses dettes, mais en firent aussi l’un des clubs les plus riches du monde. En décembre 2012, le journal quotidien populaire allemand Sueddeutsche Zeitung a rapporté que Gazprom étudiait une offre des Bavarois pour un contrat s’élevant à plusieurs millions d’euros, qui surpasserait de loin les précédents arrangements passés avec Audi et Adidas. Cette rumeur Gazprom-Bayern ne s’est depuis toujours pas dissipée, compte tenu des bénéfices mutuels que produirait un tel accord. Une alliance stratégique avec le Bayern, le club allemand le plus populaire, redorerait l’image de Gazprom, souvent regardé avec suspicion en Allemagne, le plus gros client de la compagnie au sein de l’Union européenne. Pour le moment, cependant, tout arrangement futur avec les actuels détenteurs de la Ligue des Champions reste hypothétique, bien que l’empire footballistique de Gazprom se soit agrandi partout ailleurs. En 2010, la compagnie a sauvé de la banqueroute l’historique club serbe de l’Étoile rouge de Belgrade en acceptant, selon les termes définis par les Serbes, un important accord de sponsoring d’une valeur de trois millions d’euros par saison. Pourtant, les activités de Gazprom en Serbie furent bien modestes en comparaison des contrats qui suivirent.

Les Blues de Gazprom

« Notre immense communauté de supporters à travers le monde aidera Gazprom à atteindre leurs marchés clés en Europe et en Asie. » — Ron Gourlay, président de FC Chelsea.

En 2012, Gazprom s’est jumelé avec Chelsea pour créer un partenariat global. L’accord passé avec les Blues est peut-être moins surprenant, si l’on considère les relations étroites que Roman Abramovitch entretient avec le Kremlin. Comme le Guardian l’a suggéré, le deal avec Gazprom pourrait aider Chelsea à contourner tout potentiel souci avec les nouvelles règles du fair-play financier, puisque le contrat a vraisemblablement réduit la dépendance de Chelsea des apports d’argent d’Abramovitch. Contrairement aux sommes issues du sponsoring, les investissements d’Abramovitch au sein de Chelsea sont enregistrés dans les rapports financiers comme des prêts, une situation qui fait de Chelsea l’un des clubs les plus endettés d’Europe. Le fair-play financier a été introduit par l’UEFA en 2009. C’est en substance un système de licences pour les clubs qui concourent au sein des compétions internationales. Le concept de fair-play financier est largement basé sur le système de licences utilisé par la Deutsche Fussball Liga (DFL), l’organisme gouvernemental de la Bundesliga en Allemagne. Comme l’UEFA le stipule sur sa page officielle, le FPF suit les principes suivants : introduire plus de discipline et de rationalité dans le financement des clubs de football ; faire baisser la pression sur les salaires et les taxes sur les transferts, et limiter l’effet d’inflation ; encourager la concurrence salariale entre les clubs ; encourager les investissements sur le long-terme dans les secteurs de la jeunesse et des infrastructures ; protéger la viabilité à long-terme des clubs de football européens ; s’assurer que les clubs tiennent leurs engagements en temps et en heure. L’accord passé avec Gazprom permit donc à Chelsea d’augmenter ses revenus liés au sponsoring, et de devenir moins tributaires des injections d’argent de Roman Abramovitch, techniquement considérées comme des engagements selon les termes définis par l’UEFA. Le président de Chelsea Ron Gourlay n’a donc étonné personne en exprimant son enthousiasme vis-à-vis du contrat : « C’est un nouveau partenariat global très intéressant pour le club, et cela démontre l’intérêt toujours grandissant que provoque le FC Chelsea. » Et Gourlay d’ajouter : « Notre immense communauté de supporters à travers le monde aidera Gazprom à atteindre leurs marchés clés en Europe et en Asie, tandis que nous bénéficierons de leur soutien en développant davantage nos vastes programmes de RSE. »

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Statue de la Mère Volga
Crédits : Marie-Thérèse Hubert

Chelsea détient les deuxièmes plus gros salaires de la Premier League, après Manchester City. Le Guardian a également rapporté le 9 novembre 2012 que le contrat de sponsoring les liant à Gazprom signifiait que le club serait rentable pour la première fois depuis qu’Abramovitch l’a repris en 2003. Le contrat passé avec Gazprom était peut-être un moyen pour Abramovitch de contourner le fair-play financier en jouant de ses relations économiques au pays. Gazprom n’investit pas dans le football seulement pour promouvoir son image à la maison ou à l’étranger. La Russie peut profiter de ces investissements pour influencer directement les processus de prises de décisions des grands clubs. Comme un kraken, la compagnie est par exemple capable de déployer ses tentacules sur le processus de prises de décision de l’un des plus grands clubs sportifs anglais, ce qui a des répercussions dans toutes les affaires de la Premier League. En un sens, ce procédé se reflète dans d’autres sphères économiques, alors que Gazprom a pu infiltrer les plus importantes compagnies d’énergie en Europe de l’Ouest sous la forme de participations minoritaires. À travers ces micro-investissements, Gazprom a en théorie le pouvoir d’influencer des décisions politiques dans des pays comme l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Pour l’instant, du point de vue des pays dans lesquels Gazprom réalise ses investissements, de tels projets ne sont pas considérés comme dangereux. Mais en définitive, l’hypothèse peut être émise que la Russie, à travers Gazprom, sème les graines du contrôle, sous couvert de poursuivre ses grands projets sportifs en Russie et par-delà ses frontières.


Traduit de l’anglais par Baptiste Peyron d’après l’article « Gazprom Football Empire », paru dans Futbolgrad. Couverture :  Ruben Van Eijk.