Feu sur le Nil

Une colonne de pick-ups passe devant le squelette en béton d’un immeuble inachevé, dans le centre de Khartoum. Quelques dizaines d’hommes sont rassemblés au bord de la route. Alors que, formant une chaîne humaine, ils édifient une barricade brique par brique à côté de pneus en feu, d’où s’élèvent des panaches de fumée noire, l’armée soudanaise fonce vers son quartier général. Là, les militaires incendient les tentes de l’opposition installées à même le bitume, font pleuvoir les coups de matraques et tirent dans la foule.

En quelques minutes, ce lundi 3 juin 2019, le chaos s’installe dans le campement tenu par l’opposition depuis le mois d’avril. Ceux qui avaient fait tomber le dictateur Omar el-Béchir, au pouvoir pendant 30 ans, après quatre mois de révolte, ne voulaient pas laisser l’état-major dessiner seul les contours du Soudan à venir. Alors des négociations pour former un conseil de transition ont été engagées. Elles ont achoppé le 20 mai dernier. Après quoi, la junte a qualifié le campement de « menace pour la sécurité et la paix publiques », promettant d’agir « avec détermination ».

Résultat, au moins 108 personnes ont été tuées d’après le Comité central des médecins du Soudan, qui explique être allé repêcher 40 corps jetés dans le Nil. Le ministère de la Santé évoque lui le chiffre de 61 morts. L’opposition massée derrière l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) a aussi été réprimée par les Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire émanant des funestes miliciens Janjawid, dans 13 autres villes.

Le lendemain, à la télévision, le général Abdel Fattah al-Burhan annonce la rupture des négociations avec l’ALC, l’annulation des accords et la tenue d’élections dans un délai de neuf mois. Internet est aussi coupé. Ce coup de force de l’armée est largement condamné, ce qui lui vaut d’être suspendue par l’Union africaine jeudi 6 juin. La pression internationale demeure néanmoins faible. Au contraire, la junte peut compter sur le soutien d’un certains nombre d’États qui ont intérêt au statu quo.

« Tous les membres du conseil militaire viennent du vieux régime et c’est pourquoi nous parions désormais sur des officiers moins gradés », avance Amal al-Zein, la responsable du Parti communiste soudanais, très impliqué dans la révolte. « Nous espérons que les policiers et militaires patriotes protégerons le peuple soudanais. » Parmi les généraux issus des rangs d’Omar el-Béchir, il y a notamment le chef du conseil militaire, Abdel Fattah al-Burhan, et son vice-président, par ailleurs patron des FSR, Mohamed Hamdan Dagolo, surnommé « Hemedti ».

Appui princier

Depuis leur barricade en briques, sur la route du quartier général de l’armée, les hommes rassemblés devant le squelette en béton d’un immeuble inachevé ont vu passer des véhicules bien particuliers. Ils ne le savent probablement pas, mais ces pick-ups vert-de-gris ont d’abord été identifiés comme des Humvee américains. En fait, il s’agit de NIMR Ajban 440A 4×4 light originaires des Émirats arabes unis. Alors que l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) et les autres mouvements mobilisés à Khartoum réclamaient que le pouvoir fût remis aux civils, le général Abdel Fattah al-Burhan soignait ses relations à Abou Dabi, où le prince héritier Mohammed ben Zayed Al Nahyane l’a reçu dimanche 26 mai.

Dans un tweet publié ce jour-là, ce dernier affirme « le soutien des Émirats arabes unis à la préservation de la sécurité et de la stabilité du Soudan ». La veille, Al-Burhan rendait visite au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, avec qui il « s’accordait sur le fait que la priorité était de soutenir la volonté du peuple soudanais et ses choix », d’après un porte-parole au Caire, Bassam Rady. Dans le même temps, Hemedti était lui à Djeddah, en Arabie saoudite, pour s’entretenir avec le prince héritier Mohammed ben Salmane. Il lui promettait de le soutenir contre « toutes les menaces et les attaques de l’Iran ou des milices houthis » et de continuer à envoyer des troupes aux côtés des Saoudiens au Yémen.

Hemedti (à droite)
Crédits : FSR

Riyad et Abou Dabi ont promis une enveloppe de trois milliards de dollars au Soudan afin de soutenir sa transition. Chacun a déjà déposé 250 millions sur le compte de la banque centrale soudanaise. D’après quatre officiels égyptiens cités par Associated Press, Le Caire a soutenu le renversement d’Omar el-Béchir au profit d’Abdel-Fattah al-Burhan afin d’écarter les islamistes du pouvoir. Depuis, « l’implication des Émirats arabes unis a beaucoup augmenté », confie le général Salah Gosh, responsable des services de renseignement du Soudan.

Les Soudanais ne sont pas dupes. « Les puissances du Moyen-Orient ont organisé un atterrissage en douceur au vieux régime pour qu’elles puissent garder leurs alliés au pouvoir », interprète Mohamed Yusuf al-Mustafa, président du plus grand syndicat du pays, l’Association des professionnels du Soudan. « Ils manifestent une attitude classique des pays arabes à l’égard du Soudan : soutenir les leaders militaires, protéger leurs intérêts et rester sourds à leur mauvais comportement. »

Selon Associated Press, qui cite une source militaire, Al-Burhan et deux autres généraux ont rencontre El-Béchir juste avant l’annonce de sa destitution : « Il lui ont promis qu’il ne serait pas extradé à la Cour pénale internationale pour répondre aux accusations de génocide et de crime de guerre pendant le conflit au Darfour au début des années 2000, et qu’il pourrait rester dans la résidence présidentielle. » Le 13 mai, il a été inculpé pour le meurtre de manifestants. Dans le binôme qui lui succède, Hemedti est de l’avis général celui qui concentre le pouvoir. Il a d’ailleurs pleinement participé à sa diagonale sanguinaire.

Le fidèle

Avant de négocier son départ, Omar el-Béchir s’est longtemps attaché au pouvoir, quitte à demander à l’armée de tirer sur son peuple. Quand Hemedti l’a rencontré, début avril, le dictateur de 75 ans n’en démordait pas. À en croire le militaire, il citait une loi islamique selon laquelle un dirigeant pouvait tuer jusqu’à un tiers de sa population. « J’ai dit : “Que Dieu vous pardonne” », raconte Hemedti. « Ça a été notre dernier échange. »

Né dans un clan arabe du Tchad, le jeune Mohamed Hamdan Dagolo est poussé vers le Darfour, à l’ouest du Soudan, par la guerre. Il la retrouve là quelques années plus tard, en 2003, après avoir quitté l’école primaire pour vendre des chameaux aux confins de la Libye et de l’Égypte. Cette fois, le jeune homme reste et devient même un Janjawid, un de ces guerriers utilisés par le régime pour mater la contestation. Pourquoi choisit-il ce camp ? Dagolo explique que les rebelles ont attaqué une caravane de chameaux tenue par ses amis.

Après avoir un temps frayé avec l’ennemi tchadien, Hemedti reste à la fin des années 2000 un des seuls leaders janjawid fidèles à Omar el-Béchir. C’est donc lui qui est choisi pour mener les Forces de soutien rapide (FSR), un groupe de soudards vite impliqué dans bien des exactions au Darfour, au Kordofan du Sud et dans l’État du Nil bleu. Dénué de scrupules, le dictateur en fait alors sa garde prétorienne. Lorsque le Soudan entre dans la guerre au Yémen aux côtés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, Hemedti met ses compétences et ses hommes au service de l’armée. Aussi se rend-il au Moyen-Orient avec Al-Burhan, d’où on raconte qu’il ramène des financements pour les FSR.

Omar El-Béchir
Crédits : service de presse du président de la Russie

En tant que chef de guerre, il est à la tête d’une organisation qui commet « des actes de torture, des exécutions et des viols de masses » au Darfour en 2014, selon l’association Human Rights Watch. Les FSR « brûlent des maisons, frappent, violent et exécutent des villageois » avec le soutien de l’armée soudanaise et celui de milices locales. Fort de ce vaste réseau, il figure parmi les premiers hauts-responsables à soutenir la révolte fin 2018, invitant le gouvernement à « fournir des services et des conditions de vie décents au peuple ». Il espère même le 25 décembre que « les corrompus seront traduits en justice ».

Sitôt El-Béchir parti, Hemedti est nommé vice-président du conseil militaire de transition. C’est lui qui rencontre les diplomates occidentaux et représente son pays en Arabie saoudite. Mais c’est aussi lui qui est perçu comme le principal responsable du massacre de Khartoum, le lundi 3 juin. Appuyé par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte, il est bien placé pour se maintenir, à moins que les rues et les acteurs étrangers censés soutenir ses aspirations finissent par le prendre en étau.


Couverture : L’armée soudanaise en avril 2019.