Le mur virtuel

Après les lacets argentés du Rio Grande, au fond du désert texan, une série de cols nimbés par la brume fixe le Mexique dans le lointain. D’ici, le pays ressemble à un géant replet, aussi tranquille qu’accessible. Palmer Luckey ne le voit pas exactement comme ça. Depuis un ranch construit au bord d’une falaise, cet homme de 26 ans vêtu d’une chemise à fleurs enfile un casque de réalité virtuelle Samsung Gear. Il a maintenant le même horizon en images de synthèse devant les yeux. Dans un coin, l’inscription « personne 98 % » brille au milieu d’un carré vert. En baissant la tête, il observe soudain un homme apparaître. À sa droite, une autre icône porte l’inscription « animal 86 % ». Elle cache une photo de veau.

Crédits : Andu­­ril Indus­­tries

Le patron d’Anduril teste la solution de surveillance à la frontière Lattice, qu’il a développée pour la douane américaine. À cette occasion, un employé s’est placé dans son champ de vision, à 1,5 km. Sa présence est captée par une batterie d’antennes radars et des drones capables de détecter les mouvements. Les données sont synthétisées par des algorithmes de manière à produire un panorama simple. Le système intéresse Donald Trump. Lors d’une expérimentation, ce « mur virtuel » a aidé les autorités à identifier et appréhender 55 individus entrés aux États-Unis sans autorisation.

Palmer Luckey n’habite pas dans le ranch texan. Depuis la création d’Anduril, en juin 2017, il ne cesse de prendre l’avion pour déployer sa technologie partout. L’année dernière, il a loué un entrepôt situé dans une zone industrielle d’Oakland, en Californie, afin d’y tester une flotte d’appareils qui luttent contre les incendies de manière autonome. Avec leur carrosserie en aluminium, les véhicules Sentry ressemblent davantage à des tanks qu’à des camions de pompiers. Ce n’est pas un hasard. L’homme qui les a dessinés, Jamie Hyneman, a travaillé sur l’émission de télévision Robot Wars, dont le nom suffit à résumer le concept.

Palmer Luckey est loin d’être effrayé par la guerre. Lors de son passage au Web Summit, à Lisbonne, en novembre dernier, le jeune chef d’entreprise a avoué que sa technologie était utilisée « sur plusieurs bases militaires, à de multiples endroits le long de la frontière américaine et sur d’autres infrastructures dont je ne peux pas parler ». Le Californien préfère évoquer le futur que ses liens actuels avec le Pentagone. « Je pense que les soldats seront bientôt des super-héros omniscients vis-à-vis de leur théâtre d’opération. Ils sauront où sont les ennemis, les alliés et les atouts à exploiter », a-t-il ajouté. Plutôt que de porter des armes, les soldats commanderont selon lui des frappes à distance. Au sein de l’armée américaine, ils se préparent à cet horizon avec lui.

Crédits : Anduril Industries

Quatre mois après le salon de technologies portugais, on sait dorénavant qu’Anduril participe au projet Maven. Pour intégrer l’intelligence artificielle à son arsenal, le Pentagone est prêt à mettre des milliards dans cette initiative aux contours sibyllins. Alors que Google souhaitait y participer, sa direction a abandonné l’idée, sous la pression de salariés qui refusaient de mettre leurs compétences au service de l’armée. Chez Microsoft, où des oppositions se sont aussi fait entendre, le patron Satya Nadella défend vaille que vaille ce programme censé « protéger les libertés ».

Palmer Luckey est sur la même ligne : « Nous comprenons que des travailleurs de la tech veuillent concevoir des choses pour aider et non pour blesser », écrit-il avec son associé Trae Stephens, dans une tribune publiée par le Washington Post. « Nous le voulons aussi. Mais ostraciser l’armée américaine pourrait avoir l’effet inverse de ce que veulent ces manifestants : si les entreprises de la tech veulent promouvoir la paix, elles doivent se placer aux côtés des États-Unis, pas contre eux. » Les deux hommes oublient de préciser qu’ils sont personnellement associés au projet. Palmer Luckey préfère garder l’image d’un geek souriant, en tongs et chemise à fleurs, que la passion pour les jeux vidéo à amené à créer les fameux casques de réalité virtuelle Oculus.

Un monde parfait

Assis sur un tabouret, dans un atelier rempli de drones, Palmer Luckey déploie un large sourire en secouant les bras. « Nous sommes à Orange County, le meilleur endroit pour débuter une entreprise de défense », lance-t-il la fleur au fusil, dans une chemise noire couverte de feuilles jaunes. Bienvenue chez Anduril. Dès qu’il le peut, le jeune homme couvre la Californie de superlatifs. Située juste au nord, la ville de Long Beach où il a grandi est pour lui, là encore, le « meilleur endroit au monde ». Ses parents, qui y vivent toujours, sont fiers de lui, même s’ils doivent admettre que les jeux vidéo ne sont à tout prendre pas forcément une perte de temps. De leur côté, les trois filles du couple vantent le parcours de leur frère « au lieu de leur dire à quel point je suis bizarre », sourit-il.

Palmer Luckey à Lisbonne
Crédits : Anduril Industries/Web Summit

Scolarisé à la maison par sa mère, ce fils d’un vendeur de voiture a vite appliqué sa passion pour le bricolage aux ordinateurs. Débridant des consoles et réparant des portables pour se faire de l’argent de poche, l’adolescent est happé par l’informatique, au point de songer à s’immerger entièrement dans les jeux. Seulement, les premiers appareils qui proposent de plonger dans un monde en 3D sont décevants. « Ce n’était pas pourri, mais ce n’était pas non plus de la réalité virtuelle », se souvient-il. À 17 ans, après avoir enchaîné les petits boulots comme informaticien indépendant ou réparateur de bateaux, et après avoir pris quelques cours à l’université, il lance une collecte de fonds visant à construire un casque de réalité virtuelle sur la plateforme Kickstarter. Le prototype est baptisé PR1.

Palmer Luckey parle de son idée au directeur de l’ICT’s Mixed Reality Lab, un centre de recherche affilié à l’US Army, qui l’engage en tant que technicien. Il le quitte « en bons termes » pour lancer Oculus LLC en avril 2012. Intéressé par son prototype, le concepteur de logiciels John Carmack, célèbre pour son travail sur les jeux Doom et Quake, en fait une démonstration au salon Electronic Entertainment Expo 2012. Si bien que le casque finit sur la tête de Mark Zuckerberg. Séduit, le patron de Facebook rachète Oculus en 2014 pour deux milliards de dollars et engage Luckey. Le nouveau riche peut tranquillement se rendre sur l’île de Sonora, dans la province canadienne de Colombie-Britannique, à l’invitation de Founders Fund. Il y fait la rencontre d’un membre de ce fonds d’investissement, Trae Stephens, qui travaille par ailleurs pour Palantir. Cet ancien membre d’une agence gouvernementale plaide pour que la Silicon Valley se rapproche de la Maison-Blanche. Or, « personne ne le fait à part Palantir et SpaceX [qui compte aussi Founders Fund dans ses investisseurs] », regrette-t-il.

Lors d’un dîner, les deux hommes évoquent les applications militaires de l’intelligence artificielle. Ils continuent de le faire à distance, jusqu’à ce que l’idée de créer une entreprise germe en 2016. Par bonheur pour eux, Donald Trump est élu président cette année-là. Le patron de Palantir, Peter Thiel, qui compte parmi ses soutiens affichés, multiplie alors les visites à Washington, où il emmène avec lui Trae Stephens. Palmer Luckey accueille aussi chaudement l’arrivée au pouvoir du milliardaire Républicain : d’après la presse, il a participé aux actions de Nimble America, un groupe qui mène des campagnes de communications hargneuses contre sa rivale, la Démocrate Hillary Clinton. Le Californien nie mais avoue avoir avoir donné 10 000 dollars à l’organisation qui a, selon lui, « des idées fraîches pour communiquer avec les jeunes ».

Trae Stephens
Crédits : Anduril Industries

En tant que « conservateur fiscalement, pro-liberté et un peu libertarien et très Républicain », Luckey dénote déjà pas mal dans le monde plutôt Démocrate de la Silicon Valley. Officiellement, on ignore si ses prises de position ont joué dans son éviction. Toujours est-il qu’en mars 2017, Palmer Luckey est renvoyé de Facebook. Il a retenu la leçon. « Faites attention où vous mettez votre confiance et méfiez-vous de ceux qui ont le contrôle », prévient-il. Dès lors, le jeune homme se tourne vers le siège du pouvoir suprême aux États-Unis, en reprenant langue avec Trae Stephens.

Le camp du Bien

Dans l’atelier d’Anduril, à Orange County, le bruit des avions se mélange régulièrement au bourdonnement de drones. Palmer Luckey a emménagé juste à côté de l’aéroport John-Wayne et il en est très fier. « C’est un aéroport fantastique, baptisé d’après un des meilleurs cow-boys de cinéma. » Anduril tire pour sa part son nom d’une mythique épée du Seigneur des anneaux. Portée par Aragorn, elle signifie la « Flamme de l’Ouest » en langue elfique. La saga de J.R.R. Tolkien a aussi inspiré la start-up du renseignement Palantir, du nom des pierres de vision utilisées par Saroumane et Sauron pour épier et influencer leurs ennemis.

Pourquoi cette référence ? « Nous nous voyons comme les défenseurs des idéaux et des valeurs occidentaux », répond Luckey. « Nous essayons de protéger les États-Unis et ses alliés qui croient en ces valeurs contre ceux qui ne croient pas ou n’accordent pas d’importance aux droits humains et à la démocratie. »

« Les États-Unis sont bons quand il s’agit de dépenser de l’argent en avions avec pilote, mais ce n’est pas avec eux qu’on gagnera le prochain conflit majeur », juge-t-il. « J’ai peur que nous soyons largués technologiquement parlant. » Heureusement pour lui, Washington lorgne de plus en plus les innovations du secteur privé. Peu suspect d’apprécier l’administration Obama, le jeune chef d’entreprise a accueilli avec enthousiasme l’ouverture de bureaux des ministères de la Défense et de l’Intérieur dans la Silicon Valley en 2015. Le premier a aussi mis sur pied une « équipe d’algorithmes de guerre » en 2017 sous le nom de projet Maven, en commençant par expérimenter la reconnaissance d’images par drones au Moyen-Orient. C’est à ce moment qu’Anduril a vendu son système de mur virtuel.

Crédits : Anduril Industries

L’entreprise a été accueillie les bras ouvert par Raj Shah, le chargé des relations avec la presse de la Maison-Blanche. « Je ne pense pas que j’aurais commencé cette entreprise sans le travail de gens comme Raj Shah », glisse Luckey. « Il fait du beau travail et prouve que vous pouvez travailler avec le gouvernement. » Ce n’est pas la seule personne, à Washington, à avoir entendu parler du Californien. Anduril a déjà versé 290 000 dollars à Invariant, une société de lobbying fondée par Heather Podesta, une habituée des levées de fonds Démocrates au carnet d’adresse bien rempli. Son travail a cette fois consisté à promouvoir la solution de mur virtuel et de sensibiliser les parlementaires aux « systèmes autonomes basés sur l’intelligence artificielle et leurs applications dans le domaine militaire ».

Ces deux dernières années, Luckey a aussi donné 100 000 dollars à Donald Trump pour son investiture et 670 000 dollars au Parti républicain. Une partie des fonds est allée au Républicain Will Hurd, député texan et membre d’une commission parlementaire sur la gestion de la frontière avec le Mexique. Le représentant Républicain de l’Iowa Steve King, connu pour ses idées suprémacistes, figure aussi parmi les bénéficiaires. En novembre, Anduril a même annoncé avoir engagé l’ancien membre de la commission sur les armes du Sénat, Christian Brose, qui a travaillé dans le staff du Républicain John McCain et a écrit les discours de Condoleezza Rice lorsqu’elle dirigeait les affaires étrangères dans l’administration Bush. Et l’entreprise se vante de recruter des ingénieurs chez General Atomics, SpaceX, Tesla ou encore Google. En mai, elle a offert un contrat à Matthew Steckman, l’ancien dirigeant de Palantir.

Tout ce petit monde est convaincu d’œuvrer pour le bien, autrement dit pour les États-Unis. « Les plus grandes menaces ne viendront pas des abus que feront les démocraties occidentales de ces technologies », jugeait Palmer Luckey au Web Summit, son manichéisme en bandoulière. « Les vrais ennemis sont la Chine et la Russie, qui investissent dans les technologies militaires à base d’intelligence artificielle. » Alors, faut-il définir des normes internationales ? « Ça ne réglera pas le problème », ajoutait-il. « Je n’ai aucun espoir qu’une espèce de convention de Genève numérique empêchera la Chine de mettre en place des instruments de surveillance dans leur pays. » La NSA est tranquille. « J’ai très peu d’espoirs », ajoute-t-il, « que cela empêcherait la Russie de construire des systèmes autonomes capables de tirer sur des êtres humains. » Le Pentagone a donc le champ libre.

Car dans le monde fantasmé par Palmer Luckey, « la supériorité technologique est le prérequis de la supériorité éthique ». Quitte à ce que cette domination se paye en murs et en morts.

Crédits : Anduril Industries


Couverture : Anduril Industries.