Avant de contourner Boston par le nord et de se jeter dans la baie du Massachusetts, la rivière Charles étend un bras minuscule sur Cambridge. Un immeuble en brique surplombe ce canal qui longe Longfellow Bridge. À l’étage, Gideon Lichfield fronce les sourcils, glisse quelques doigts au milieu d’une barbe grisonnante et plonge ses yeux bleus ottomans, qui percent au-dessus d’un nez grec, dans son écran d’ordinateur.

Ce lundi 20 janvier, le rédacteur en chef de la revue du Massachusetts Institute of Technology (MIT) vient de recevoir un e-mail intriguant. La veille, la fondatrice du fonds d’investissement Social Impact Capital Sarah Cone lui a envoyé ce message pour le prévenir du lancement prochain du réseau social Column. Pour s’inscrire, il faudra débourser une obole : 100 000 dollars.

Le projet est décrit en des termes plutôt simples. Une fois que 50 millions de dollars auront été levés auprès de 500 « actionnaires qui sont des intellectuels connus », des groupes seront coiffés par un responsable ou une organisation, qui invitera d’autres pontes à payer pour prendre part aux discussions, libre à eux d’en fixer le prix.

Des enveloppes allant de 10 000 à 50 000 dollars seront ensuite données à des prix Nobel ou à des experts en échange d’un texte de nature à alimenter les échanges. Chaque utilisateur publiera son propre contenu, commentera celui des autres, et cliquera sur un bouton « trust » pour signifier son approbation. Des entreprises devraient aussi être en mesure d’acheter le droit de participer.

À ce stade, aucun détail n’est apporté sur l’interface et sur les fonds de Column. Tout juste sait-on que le rôle de PDG devrait revenir à Aron Ping D’Souza, l’homme qui était parvenu à faire fermer le site Gawker en 2016 pour le compte de Peter Thiel. Ce dernier est aussi listé parmi les personnes impliquées. « Ce n’est pas vrai », a cependant répondu le porte-parole du patron de Palantir.

Désigné responsable de la technologie par l’e-mail de Sarah Cone, l’entrepreneur Jake Lodwick (par ailleurs régulièrement la cible de Gawker, dont le cousin a racheté les droits en 2018) affirme aujourd’hui n’être que « conseiller ». Le projet cite aussi l’investisseur d’Uber Rob Hayes, le patron de Salesforce Marc Benioff et l’informaticien Stephen Wolfram. Enfin, ses fondateurs se targuent de liens avec des sommités comme l’acteur Leonardo DiCaprio, le généticien George Church, le fondateur de SpaceX Elon Musk et le rappeur Chance The Rapper.

Indépendamment de ces noms clinquants, cela peut-il marcher ? Il va falloir attendre d’en savoir un peu plus pour le dire. Mais Column est loin d’être le premier projet de réseau social pour super-riches.

Le meilleur des mondes

Mai 2012. Comme tous les ans, la ville de Cannes déroule le tapis rouge au gotha du cinéma. Mais l’homme d’affaires Erik Wachtmeister n’est pas ici par amour du 7e art. Fils de l’ambassadeur de Suède aux États-Unis et fondateur du réseau social élitiste A Small World, ce comte a plus que jamais besoin de son entregent. Il est en train de mettre au point un nouveau réseau social, tout aussi élitiste que le premier, Best of All Worlds, et il vient de prier 5 000 personnes  particulièrement influentes de l’y rejoindre. Lors du lancement officiel, trois mois plus tard, il revendiquera 25 000 membres. Tous auront été explicitement invités : c’est le seul moyen de pénétrer « le meilleur de tous les mondes ». « Nous voulons construire un réseau intime avec des personnes qui se connaissent avec deux ou trois degrés de séparation », justifiait alors Erik Wachtmeister, tout en admettant cibler « les 1 % au sommet […], des personnes qui sont à la pointe dans leur domaine : banquiers d’affaires, gens de la communication et des médias, de la mode, de la politique. » Un entre-soi qui permet l’organisation d’événements – plutôt à Saint-Tropez ou à Dubaï qu’à Dunkerque ou à Djerba, on l’aura compris – et encourage ainsi les happy few à se rencontrer in real life. En se connectant sur la page d’une ville en particulier, ils ont donc accès à des onglets « événements », mais aussi à des onglets « people » et « restaurants ». Ils peuvent par ailleurs diviser leur propre profil en plusieurs « modes » : « au travail », « de sortie », « en famille », etc. « Nous recréons un environnement qui existe déjà dans le monde physique, similaire aux country clubs, aux salles de conférence et aux salles à manger », souligne aujourd’hui Erik Wachtmeister. « Les gens sont plus enclins à faire de nouvelles rencontres dans un réseau circonscrit. Les larges réseaux publics, au contraire, poussent les gens à mettre des barrières entre eux. »

Erik Wachtmeister
Crédits : The Daily Truffle

Aussi Johannes Farkas, utilisateur occasionnel de Best of All Worlds, n’a-t-il « aucun problème à donner [sa] géolocalisation exacte, car c’est un réseau fermé où l’on se sent en confiance ». « Il serait impossible pour Facebook de créer ce genre de jardin clos », dit-il. « Or, il est dans la nature humaine de désirer un sanctuaire, particulièrement à notre époque, où tout ce qui est en ligne est si ouvert. » Mais s’agit-il vraiment de se protéger des errements de notre époque ou bien plutôt de se distinguer de la plèbe ? Après tout, Facebook permet aujourd’hui de nombreux degrés de confidentialité et la création de groupes privés. L’un d’eux rassemble justement les nostalgiques du premier réseau social d’Erik Wachtmeister, A Small World.

Lancé en 2004, celui-ci incluait des célébrités comme Paris Hilton et Naomi Campbell. Il a perdu de sa superbe peu après le départ de son fondateur, au début des années 2010. Difficile, en effet, de se présenter comme un club très sélectif lorsque le vigile à l’entrée laisse entrer 850 000 personnes… Et virer les clients sans ménagement pour retrouver sa réputation n’aide pas à redorer l’image ternie – surtout lorsqu’un de ces clients est une star déchue mais mondialement connue, le champion de golf Tiger Wood. C’est pourtant ce qu’a fait, en 2013, le nouveau patron du réseau, Patrick Liotard-Vogt, déterminé à réduire le nombre de membres à 250 000. Erik Wachtmeister, lui, semble déterminé à éviter ce genre de problèmes avec Best of All Worlds. Il s’est d’ores et déjà fixé un seuil à ne pas franchir – 36 000 personnes. Une stratégie également adoptée par son concurrent direct, Andrew Wessels.

The Marque

Lancé en 2015, le réseau social d’Andrew Wessels est encore plus confidentiel que celui d’Erik Wachtmeister. Bien plus confidentiel. The Marque compte 250 membres et son objectif est de 1 500 : 500 à Londres, 500 à New York et 500 à Hong Kong. Des villes qui n’ont certainement pas été choisies au hasard : dans ce monde « de marque », celui de la finance est surreprésenté. Mais il ne s’y limite pas, insiste Andrew Wessels : « Nous comprenons aussi des architectes, des artistes, des sportifs. L’idée est de faire se rencontrer des gens qui ont réussi dans des domaines différents. The Marque a beau être un réseau professionnel, il doit permettre une touche personnelle, que ce soit dans la découverte, ou au contraire dans un intérêt en commun. » Parmi ces « gens qui ont réussi » se trouve par exemple Nadja Swarovski, héritière du producteur de cristal éponyme. Mais cette femme est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle. En parcourant la liste des membres du réseau, on réalise en effet que The Marque tend un miroir peu flatteur au capitalisme. Car, tout comme l’élite de nos sociétés inégalitaires, cette liste se compose essentiellement d’hommes blancs.

La photo de profil de Nadja Swarovski sur The Marque

Pour y figurer, il faut notamment débourser 1 000 livres sterling par an. « La richesse n’est pas un critère important », assure néanmoins Andrew Wessels. « Ce qui importe, c’est l’intérêt que vous pouvez susciter chez les autres membres. Un humanitaire est plus que le bienvenu chez nous. » Et s’il est trop occupé à sauver le monde, l’équipe de The Marque se chargera de mettre à jour son profil pour lui. « Nous savions que les gens que nous visions ne seraient pas des utilisateurs compulsifs de réseaux sociaux sur Internet, ils n’ont pas le temps pour cela. Ce que nous voulions, c’est prolonger de très anciennes manières d’échanger des idées, de créer des partenariats et de faire des rencontres dans le XXIe siècle. Nous utilisons la technologie pour moderniser un fonctionnement social qui existe depuis toujours. »
Andrew Wessels a eu cette idée en cherchant justement l’inspiration pour une nouvelle aventure économique, après avoir participé à la création de plusieurs start-ups, dont Marquis Jet, qui a été vendue à la compagnie aérienne de luxe Netjets. Il étudiait les parcours des chefs d’entreprise les plus « brillants » sur Internet, quand il a réalisé que ces gens n’avaient aucun endroit où se réunir virtuellement. « Sur un autre réseau social, ils seraient sans cesse sollicités », dit-il. « Sur The Marque, ils peuvent se détendre. » Mais la réunion n’est pas seulement virtuelle. Comme Best of All Worlds et A Small World, The Marque a vocation à organiser des événements mondains, tout aussi fermés que son site. « Nos utilisateurs sont constamment confrontés à des gens qui veulent leur vendre des choses, ou se servir d’eux pour arriver. Il est important qu’ils puissent parfois se retrouver parmi leurs pairs, sans arrière-pensée. » Surnommé le « LinkedIn des personnes les plus brillantes de la planète » par le magazine économique Forbes, The Marque n’est donc pas l’endroit où se constituer un réseau pour construire sa carrière, mais plutôt l’endroit où l’asseoir une bonne fois pour toute. À tous ceux qui sont encore en marche vers le « succès », il est donc conseillé de poursuivre son chemin à travers les embûches des réseaux sociaux du grand public. Ils ont de toute façon peu de chances de rejoindre The Marque, où seules les candidatures des personnes recommandées par un membre sont prises en considération. En revanche, les plus jeunes et les plus fortunés des Rastignac de notre temps peuvent tenter de se faire un nom sur Rich Kids.

Rich Kids

L’application Rich Kids permet aux jeunes gens fortunés en mal de reconnaissance de poster des photographies de leurs bolides, de leurs baignoires de champagne, de leurs promenades en hélicoptère, de leurs vacances à Bali et de leurs liasses de billets. Un concept qui n’est pas sans rappeler celui du compte Rich Kids of Instagram, rassemblant les clichés des utilisateurs les plus outrancièrement riches du réseau de partage de photographies depuis 2013. Aujourd’hui suivi par plus de 380 000 personnes qui adorent détester les rejetons des nantis, ce compte a notamment inspiré une émission de télé-réalité à la chaîne américaine E!, Rich Kids of Beverly Hills. Diffusée entre 2014 et 2016, celle-ci montrait le quotidien de jeunes milliardaires et multimillionnaires du célèbre quartier de Los Angeles. On y retrouvait Dorothy Wang, fille du PDG de Golden Eagle International Group, qui possède la plus importante chaîne de centres commerciaux en Chine. Sa fortune est estimée à 3,6 milliards de dollars. Très prolifique sur Instagram, l’héritière y relate une vie de nomade argentée, entre concerts huppés, plages ensoleillées et piscines à débordement. Elle est suivie par 976 000 personnes sur le réseau.

Un échantillon de ce qu’on peut voir sur Rich Kids of Instagram

On retrouvait aussi Morgan Stewart, fille du propriétaire du cabinet d’architectes H Construct à Beverly Hills. Suivie par un million de personnes sur Instagram, elle doit en partie sa popularité virtuelle à son blog « Boobs and Loubs », qui lui a par ailleurs donné son pseudonyme. Sur son compte se succèdent, monotones, des clichés de la jeune femme – assise, debout, couchée, accroupiede dos, de face, habillée, en maillot de bain, en sous-vêtements, plan large, plan rapproché, hilare ou boudeuse… Car comme le disait si bien le slogan de lancement de Rich Kids en octobre 2016, « être riche est ennuyeux si personne ne peut vous voir ». Mais pour se mettre en scène sur cette application, il faut débourser 1 000 dollars chaque mois. Seul le fait de se rincer l’œil est gratuit. Le tiers des sommes récoltées serait reversé à des associations œuvrant pour l’éducation des enfants pauvres. Alors pourquoi ne pas donner directement son argent à une association caritative et continuer à narguer les autres sur Instagram ? « Pour renforcer l’aspect communautaire », avançait le fondateur de Rich Kids, Juraj Ivan, au moment du lancement. « Nos membres peuvent vraiment se démarquer et leurs photos sont visibles de manière élégante. Ils pourront plus facilement communiquer avec d’autres utilisateurs et construire une véritable base de fans. » Reste que la « base de fans » en question semble réduite. Rich Kids ne rassemblerait que « quelques milliers de personnes », contre 600 millions pour Instagram. D’après son fondateur, cette faible audience est due au bannissement de l’App Store, dont les modérateurs auraient jugé Rich Kids « inappropriée ». Et ils sont loin d’être les seuls à en penser du mal. Sur Product Hunt, un site qui permet de découvrir et de jauger les nouvelles technologies disponibles sur le marché, l’application a été qualifiée de « stupide », « affreuse », « incroyablement ridicule » et « répugnante ». Elle représente « tout ce qui ne va pas en ce bas monde » pour un des commentateurs. Réponse de Juraj Ivan : « Il est triste que la communauté de Product Hunt pense que Rich Kids est une arnaque et que nous n’avons rien de mieux à faire que de créer un faux service pour voler l’argent des riches et utiliser la charité en ce sens. » D’autres entrepreneurs assument pleinement le caractère polémique de leurs applications. Ils en ont même fait une signature.

Successful and Attractive

Le communiqué de presse annonçant le lancement de l’application de rencontre LUXY en septembre 2014 a été très mal accueilli par les médias. Et pour cause : il la qualifiait de « Tinder sans les pauvres ». « En effet, le revenu moyen des hommes est de plus de 200 000 dollars sur LUXY et ceux qui ne suivent pas le rythme financièrement seront immédiatement exclus du service. En se basant comme Tinder sur les résultats des candidats potentiels, l’application permet de sélectionner ou de laisser passer un profil de façon anonyme. Si deux utilisateurs se plaisent, cela donne lieu à un “match” et LUXY les présente l’un à l’autre et ouvre une boîte de discussion. » Sur la vitrine de l’application s’affichent les « histoires d’amour » des utilisateurs, qui ne cachent pas que l’argent et la position sociale y jouent un rôle fondamental. « Il n’avait pas changé beaucoup, il avait un texte de présentation intelligent et l’application de rencontre pour millionnaires m’a révélé qu’il avait de bons revenus – bonus ! » écrit Patty, 32 ans. « Nous ne nous voyons pas beaucoup car nous voyageons beaucoup pour le travail, mais cela me va, nous sommes deux individus brillants travaillant pour notre futur », raconte Ann, 29 ans. LUXY a ensuite suscité la polémique en proposant à la localité californienne de Hidden Hills – lieu de résidence de Kim Kardashian, Miley Cyrus et Jennifer Lopez – de porter le nom de l’application. En échange, son porte-parole, Darren Shuster, s’engageait à verser au moins 3,46 millions de dollars à la municipalité, laquelle ne doit d’ailleurs pas manquer de trésorerie. LUXY, en tout cas, ne manque jamais une occasion de faire parler d’elle. Tout le contraire de l’application de rencontre des stars Raya, qui mise sur le silence et le mystère.

L’argument de vente de The League

Sparkology et The League sont, elles, davantage intéressées par nos diplômes et nos ambitions que par le contenu de notre portefeuille et le nombre de nos fans. La quête amoureuse ressemble alors étrangement à une recherche d’emploi. The League, par exemple, vérifie toutes les références des candidats en matière d’éducation et de parcours professionnel avant de les laisser rejoindre la communauté. Un processus qui peut prendre de 4 à 6 semaines, et explique la longueur de la liste d’attente : d’après Meredith Davis, qui se trouve à la tête de l’équipe, 100 000 personnes attendent son feu vert en ce moment même. « La fondatrice, Amanda Bradford, a eu l’idée du principe de The League quand elle s’est retrouvée célibataire », dit-elle. « Elle était frustrée par la superficialité des applications de rencontre existantes et voulait en savoir plus sur chaque personne, pas seulement voir à quoi elles ressemblaient. » De son côté, l’application Tinder propose une version secrète baptisée Select accessible uniquement sur invitation. Lorsqu’un utilisateur est jugé particulièrement intéressant par l’algorithme, il recevrait un message lui proposant de passer à cette version. Il aurait ensuite la possibilité de le faire à l’aide d’un curseur bleu sombre. La façon dont l’algorithme choisit les heureux élus reste pour l’instant inconnue, l’entreprise étant pour l’heure restée muette sur le sujet. Alors n’hésitez pas à nous tenir au courant si vous recevez la fameuse invitation.


Couverture : Rich Kids. (Ulyces.co)