Made in L.A.

Difficile de voir dans le modeste immeuble de Los Angeles où Tinder a élu domicile, au-dessus de l’agence de casting Castaways, le quartier général d’une application valant plus d’un milliard de dollars en bourse. Mais quelques étages plus haut, après avoir passé un agent de sécurité – « Il y a des tas de gens qui débarquent pour décrocher un job », explique l’un des vice-présidents de Tinder –, c’est sur un vaste plateau industriel que l’on débouche avec, en contrebas, une vue éblouissante de L.A. Un seul bureau fermé : celui de Sean Rad, PDG à l’époque, un jeune homme élancé de 28 ans aux yeux bruns mélancoliques et à la mine sévère. Ce jour-là, il porte une chemise grise, des jeans slims et une paire de Converse blanches montantes.

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Los Angeles de nuit

En seulement deux années d’existence, Tinder a bouleversé la façon dont les célibataires entrent en contact. C’est la première application de rencontres en ligne à avoir réussi à s’intégrer en profondeur dans notre culture. Tinder a transformé les Jeux olympiques de Sotchi en immense concours de séduction pour athlètes, fait régulièrement monter la température d’un cran au Coachella Festival (il y a des pics de fréquentation pendant les grands festivals), a suscité des émules tels que JSwipe, une application de rencontres destinée aux Juifs, ou encore Kinder, une (fausse) application parodique permettant aux enfants de choisir leur partenaire de jeu. Tinder est enfantin. C’est l’application mobile de rencontres la plus simple que l’on puisse imaginer : la plupart du temps, l’utilisateur se borne à regarder la photo d’un partenaire potentiel avant de balayer l’écran vers la gauche (« Non merci ») ou la droite (« Je suis intéressé(e) »). Si les deux balaient vers la droite, c’est un « match ! », et ils peuvent alors s’envoyer des messages. Tinder vous met aussi en relation avec des personnes ayant des amis Facebook en commun avec vous, mais ce n’est pas systématique. Tinder représente 13 millions de « match » quotidiens et compte 40 % de femmes parmi ses utilisateurs. Celles-ci sont encore très sélectives : d’après Rad, elles balaient vers la gauche (« Non merci ») 84 % du temps, contre seulement 54 % chez les hommes. Mais le fait de partager des amis Facebook semble contribuer à les rassurer. Et quand il s’agit pour elles de faire des rencontres d’un soir, l’interface minimaliste de Tinder semble au moins aussi efficace qu’un CV bardé de succès en tous genres.

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Sean Rad, cofondateur de Tinder

Au fond, Tinder a exporté le mode de rencontre typique de Los Angeles dans le monde entier. Dans cette ville où les apparences sont reines et les célibataires une infinité, chaque nuit offre son lot d’opportunités. Il en va de même pour Tinder : c’est un casting et vous êtes assis dans le fauteuil du directeur. « Au bout du compte, c’est exactement comme une grosse soirée où vous êtes assis là à choisir “oui, non, oui, non” », explique Rad. On peut voir en Rad le plus grand entremetteur de la planète, occupé à promouvoir l’amour libre à travers le monde – libre, mais pas indéfiniment gratuit. Le mois prochain, Tinder devrait lancer une version payante de l’application. Sur la base d’un abonnement mensuel, les utilisateurs auront accès à au moins deux nouvelles fonctionnalités [cette version payante, baptisée Tinder Plus, permettra de revenir en arrière pour modifier son jugement sur un autre utilisateur, et de chercher des partenaires autour d’un second lieu de résidence, ndt]. La version de base de l’application restera gratuite. Au cœur de l’intelligence collective de Tinder se trouve un groupe soudé de quarante personnes aux manières policées, qui travaillent dur et sortent ensemble le week-end. D’évidence, il en est qui récoltent les fruits de leur travail : l’un d’entre eux arbore un nombre impressionnant de suçons dans le cou. Ce n’est pas le cas de Rad, qui entretient une relation amoureuse durable avec Alexa Dell, 20 ans, la fille du magnat de l’informatique. Ils se sont rencontrés sur Tinder. « Je suis un monogame en série », confie Rad. « J’ai vu Alexa et j’ai balayé vers la droite. Vous connaissez la suite. »

Le bon temps

Au sein de l’équipe, ils sont au moins trois hommes à avoir rencontré leur compagne grâce à Tinder. Jonathan Badeen, qui a conçu l’application originale et se considère comme son « utilisateur numéro un », raconte que Tinder a radicalement changé sa vie amoureuse. « Entre 20 et 30 ans, je n’avais pratiquement jamais de rencards », explique-t-il. « Tinder a énormément facilité ce qui avait toujours été un vrai calvaire pour moi. » Et quelle est la réaction des filles lorsqu’elles découvrent que Badeen est un des cofondateurs de Tinder ? « Elles croient toujours que je lis leurs messages. » (Mais non, il ne les lit pas.) Ces deux-là n’ont pas vraiment des profils de fêtards de l’extrême. Rad est un Juif américain d’origine iranienne, né à Los Angeles. Ses parents ont émigré d’Iran dans les années 1970 avant de faire fortune dans l’électronique grand public. Il a grandi au sein d’une communauté soudée, celle des Iraniens de Beverly Hills – si soudée qu’il y compte quarante-deux cousins germains. Adolescent, Rad jouait dans un groupe inspiré de Coldplay, mais « dans la famille, on a besoin de faire quelque chose de nos vies », explique-t-il. « Que je n’entreprenne pas quelque chose d’important, c’était simplement hors de question pour eux. » Au lycée, après un stage chez un agent artistique où il comprend à quel point les agents et les managers ont la mainmise sur les artistes, il saute le pas : « Merde, je me tire. » Ses yeux expressifs se perdent dans le vide. « J’ai réalisé que je pouvais amasser une fortune en faisant des choses que j’aimais – et contrôler mon destin en tant qu’artiste. »

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Beverly Hills
Décor de l’enfance de Rad

Quand il était adolescent, Rad avait de l’acné. Ses parents lui achètent son premier téléphone portable à 13 ans, pour lui remonter le moral. À 18 ans, obsédé par la technologie mobile, il lance sa première société : Orgoo, une « plateforme de communication unifiée » offrant des fonctionnalités de courriel, de messagerie instantanée et de conversation vidéo (il précise que le nom provient de la fusion « entre le mot organisation et le symbole de l’infini »). Quelques années plus tard, il fonde Adly, une société de management destinée à aider les célébrités à entretenir leur image de marque sur Twitter. Rad étudiait à l’université de Californie du Sud à l’époque, mais comme beaucoup d’enfants de Beverly Hills, il a très vite détesté la vie de dortoir et est revenu habiter chez ses parents au bout de quinze jours. Rad a signé un contrat avec Hatch Labs, l’incubateur d’entreprises high-tech issu d’IAC, la société spécialisée dans les médias et Internet de Barry Diller (célèbre magnat américain des médias, cofondateur de la Fox avec Rupert Murdoch, ndt). Une bonne partie des millions de dollars que Tinder finira à coup sûr par dégager devrait ainsi finir dans la poche de Diller, puisque IAC détient la majorité des parts. Encore que, ajoute Rad, « beaucoup de gens pourraient devenir milliardaires si Tinder atteint sa vitesse de croisière ».

Comme celui de Netflix, plus vous utilisez l’algorithme de Tinder, mieux il vous cerne.

Rad n’a pas l’air amusé quand on lui demande s’il a été influencé par Grindr, une application de rencontres homosexuelles lancée en 2009. En réalité, « Tinder » (« petit bois ») est simplement un jeu de mot dérivé de « Matchbox » (boîte d’allumettes, ou boîte à “match”, ndt), un des premiers noms du projet. Rad croyait au succès d’une application de rencontres simplifiée, mettant l’accent sur les images. Il réfute par ailleurs l’idée que cela puisse faire de lui quelqu’un de superficiel ou de vaniteux. « Quand on y pense, une photographie contient beaucoup d’informations », dit-il. « Quand je publie une image de moi sur une piste de ski, ça dit tout autre chose que si c’était une photo prise dans la piscine d’un hôtel de luxe à Vegas. » Il poursuit : « Le paradoxe de Tinder, c’est que d’une certaine façon il est en fait moins superficiel de ne pas avoir d’informations ou de texte, que d’en avoir. » Tinder résulte de la conjonction parfaite, chez Rad, entre l’esprit d’évaluation binaire du type de Los Angeles – « Vous n’avez jamais remarqué comment, dans un restaurant, tout le monde regarde tout le monde en pensant “oui, non, oui, non” ? » – et une enfance protégée au sein d’un milieu privilégié. Au début, l’application ciblait les VIP, telles que les présidentes et les influenceurs des associations étudiantes, les starlettes, les top-models et autres « CSP + », pour reprendre l’expression d’un des employés. L’idée consistait à faire en sorte que Tinder ne soit pas perçu comme une énième application pour losers, mais comme le moyen pour des gens séduisants d’accumuler davantage de conquêtes. « Imaginons que vous gagniez 100 000 dollars par an, ne voudriez-vous pas tenter d’en gagner 250 000 ? » résume un autre employé.

Dans la tempête

C’était le bon temps. Mais comme Facebook, Snapchat et à peu près la moitié des grandes sociétés de l’économie numérique, Tinder compte un employé passé du statut d’élément déterminant à celui de quasi-paria – à la différence près qu’il s’agit, en l’espèce, d’une employée.

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Whitney Wolfe

L’été dernier, Whitney Wolfe, 24 ans, vice-présidente marketing et cofondatrice de Tinder, a porté plainte contre la société pour harcèlement sexuel et discrimination. À l’époque, le projet comptait un autre fondateur : Justin Mateen, le meilleur ami d’enfance de Rad. « C’est comme mon frère jumeau », raconte Rad. « Il a un mois de plus que moi, nos parents sont amis, nous venons de la même communauté, nous avons fréquenté la même fac et les gens disent qu’on se ressemble… C’est drôle. » Mateen était le petit ami de Wolfe. Il était aussi directeur marketing, c’est-à-dire peu ou prou le supérieur de Wolfe. Ces deux-là ont connu toutes les vicissitudes possibles dans un couple : blessures sentimentales, distance émotionnelle, imbroglio avec des types à Aspen (célèbre station de ski dans les Rocheuses, ndt)… Au travail, chacun se revendiquait comme le véritable cerveau derrière la stratégie consistant à cibler les VIP pour dominer le monde. Wolfe accuse Mateen de lui avoir envoyé une série de textos abominables, qualifiant une amie à elle des pires insultes – il lui a aussi écrit : « Si tu me menaces [d’un procès], je vais te le faire payer comme un malade » –, et prétend également avoir fait l’objet de remarques sexistes. La société, de son côté, a démenti. La plainte déposée par Wolfe s’est soldée à l’automne dernier par le versement d’une somme tenue secrète, mais il est clair que le scandale continue de susciter inconfort et tristesse au bureau. « Ça fait mal de voir des gens avec qui on a travaillé main dans la main endurer tout ça », raconte Badeen. Mateen est parti : il a démissionné et ne reviendra pas à Tinder – bien que personne n’ait expliqué pourquoi. « Je parle toujours à Justin », commente Rad à propos de leur relation. « C’est mon meilleur ami. » Quoi qu’il en soit, c’est là de l’histoire ancienne. Tinder est peut-être un peu moins sélect que par le passé, mais l’application fonctionne mieux que les QCM longs comme le bras des sites de rencontres à l’ancienne, qui peinent toujours à prédire l’amour dans le monde réel. Rad refuse de révéler le nombre de couples qui se sont « rencontrés » sur Tinder, mais l’application peut revendiquer quelques 2 000 fiançailles et mariages. Tinder en a plus sous le capot qu’on pourrait le penser : l’application possède un bon algorithme et, comme celui de Netflix, plus vous l’utilisez, mieux il vous cerne. Il est probable qu’il sache si vous préférez les brunes ou les blondes, quelle est la probabilité pour que vous « swipez » vers la droite devant un sosie de John Mayer, ou vers la gauche quand une femme ressemble à Grimes.

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Tinder compatibles

« Nous ne donnons pas le détail de ce qui nous intéresse », commente Rad, qui affirme qu’il a ingéré une quantité faramineuse d’informations concernant les utilisateurs de Tinder. « Mais peut-être regardons-nous aussi ce qu’il y a dans les photos. » Rad rassemble quelques employés autour de lui, pour décider du style des tee-shirts swags qu’ils vont envoyer aux associations étudiantes cet automne. La discussion dérive sur les photos de ces utilisateurs de Tinder qui posent avec des tigres. « Ils sont tous sous tranquillisants », commente un cadre marketing, avant d’ajouter : « Pour information, nous ne sommes pas très fans de ce genre de photos. » Rad éclate de rire. « Je voudrais rencontrer quelqu’un d’assez fou pour prendre un tigre dans ses bras », dit-il. « Étreindre ou même poser avec un tigre en revanche, très peu pour moi. » [En novembre dernier, Sean Rad a été destitué du poste de PDG de la compagnie par IAC, l’actionnaire majoritaire, au vu de sa proximité avec Justin Mateen, nde.]


Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé d’après l’article « Inside Tinder’s Hookup Factory », paru dans Rolling Stone. Couverture : Un utilisateur de l’application, par Marketingfacts.


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