Sur l’avenue Diagonale qui traverse Barcelone entre les montagnes et la mer, une épaisse boule marron se réfugie dans les buissons du terre-plein. En cette fin du mois de mars 2020, un sanglier cherche tranquillement de la nourriture sur un des axes les plus fréquentés de la capitale catalane. À quelques rues de là, les abords du Camp Nou sont déserts. Mais les mesures de confinement contre le coronavirus (Covid-19) n’empêchent pas les discussions en coulisse et les bruits de couloirs.

Alors que les matchs de football européens ont presque tous été arrêtés, le président du FC Barcelone, Josep Maria Bartomeu, a négocié avec les joueurs pour les pousser à réduire leurs salaires de 70 %. Tous ne l’ont pas accepté. En apprenant qu’il y avait des récalcitrants, le journaliste catalan Lluís Mascaró a bondi. Dans un édito publié le 27 mars 2020 par le journal Sport, il a fustigé « l’égoïsme de nombreux footballeurs » qui « vivent depuis trop longtemps dans leur propre bulle. Une bulle composée de demeures de luxe, de voitures de luxe, de montres de luxe, de vacances de luxe… »

À l’en croire, « les problèmes de la société ne les touchent pas. Jusqu’à ce qu’une pandémie les ramène au niveau de tous les autres êtres humains. C’est pourquoi il est surprenant que certains soient réticents à baisser temporairement leurs salaires astronomiques. À de rares exceptions honnêtes, la seule chose qu’ils ont gardée d’humain est leur égoïsme. » Lundi 30 mars, le capitaine des Blaugranas, Lionel Messi, a finalement annoncé que les joueurs avaient accepté une chute de leur rémunération de 70 %. « Avant toute chose, nous voulons clairement afficher que notre volonté a toujours été d’appliquer une baisse des salaires », écrit l’Argentin.

Pourtant, certains de ses coéquipiers auraient contacté leur avocat, afin de récuser cette baisse, signe que Lluís Mascaró ne s’était pas complètement trompé. Le football manque encore d’actes solidaires, mais il ne manque pourtant pas de bonnes volontés. Pour les rassembler, l’Allemand Juergen Griesbeck a créé Common Goal, une association vouée à rendre ce sport plus solidaire.

1 %

Le fauteuil de Jurgen Klopp est vide. Sous les applaudissements de la Scala, où est réuni le gotha du football mondial en ce 23 septembre 2019, l’entraîneur allemand vient de quitter sa place, comme il a l’habitude de le faire pendant un match. Une fois sur scène, il contourne l’orchestre et passe devant les balcons dorés du théâtre milanais pour recevoir un trophée argenté. Son costume bleu nuit assorti d’un nœud papillon se fond dans le décor et ses premiers mots cadrent avec le décorum : Klopp commence par quelques remerciements d’usage.

Mais avant de partir auréolé du titre de coach de l’année, il a un message à faire passer : « Je voudrais profiter de cette tribune pour dire une chose », déclare-t-il. « Je ne comprends pas complètement ce prix individuel car il récompense une performance collective. Nous sommes tous ici du bon côté de la vie mais il y a d’autres gens qui ne sont pas exactement dans cette situation. Et je suis vraiment heureux et fier d’annoncer que je suis membre de la famille Common Goal. Peu de gens le connaissent, si ce n’est pas votre cas, cherchez sur Google. »

Jurgen Klopp
Crédits : Fifa

Fondé il y a deux ans par l’Allemand Juergen Griesbeck, Common Goal est une association qui entend « unifier la communauté du football mondial pour résoudre les grands défis sociaux de notre époque », peut-on lire grâce à Google. Elle rassemble plus de 135 acteurs du monde du football dont Juan Mata, Eric Cantona, Alex Morgan, Giorgio Chiellini, Mats Hummels, Kasper Schmeichel, Serge Gnabry et Megan Rapinoe. Chacun donne 1 % de ses revenus et décide à quelle cause sont argent ira. « Nous demandons à nos membres s’ils sont intéressés par l’éducation, la santé, l’environnement, la construction de la paix ou légalité entre les gens », précise Griesbeck d’une voix amène, lors de notre entrevue à Lisbonne. « À eux de décider s’ils veulent agir en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud ou ailleurs. »

Common Goal peut compter sur autant d’ONG partenaires que de membres. Dans la ville colombienne de Cazuca, par exemple, Tiempo de Juego se sert du football pour promouvoir la paix auprès d’habitants affectés par des années de guérillas. La même approche permet à Yedi de prévenir la diffusion du Sida au Nigeria et à Street League de combattre le chômage en Grande-Bretagne. D’autres projets tentent de réduire les risques liés aux mines au Cambodge, les conflits en Israël et en Palestine ou les problèmes aux frontières du Venezuela.

« Ce n’est pas un organisme de charité », nuance toutefois Griesbeck. « Si les joueurs donnent déjà à Unicef, Save The Children ou à leur propre fondation, qu’ils continuent, nous représentons un mouvement dont l’objectif est de changer l’industrie du football. » Elle en a besoin. Après avoir essuyé des insultes racistes à Vérone, début novembre, l’attaquant italien Mario Balotelli a subi un commentaire aux relents non moins racistes du président de son propre club : « Il est noir mais il tente de se blanchir, ce n’est pas facile », a déclaré Massimo Cellino lundi 25 novembre.

Les stars du milieu ont beau participer à des campagnes contre les discriminations et à des initiatives humanitaires, cela ne suffit pas. D’après le classement des salaires dévoilé début novembre par France Football, le joueur le mieux payé au monde, Lionel Messi, touche 130 millions d’euros par an. En mai 2017, il a été condamné pour fraude fiscale, preuve, comme l’ont montré les Football Leaks, que le monde du football ne partage pas si facilement. Son dauphin, Cristiano Ronaldo, qui brasse 113 millions d’euros, a non seulement dû se résoudre à payer 18,8 millions au fisc espagnol en juin 2018, mais il a en plus été condamné à régler 3,2 millions en janvier 2019, là aussi pour fraude fiscale.

Les activités de Tiempo de Juego en Colombie
Crédits : Leon Dario Pelaez/Common Goal

Afin de mettre une partie de ces milliards au service des communautés au sein desquelles le jeu prend racine, Griesbeck tente de rallier toujours plus d’athlètes à sa cause. D’après ses calculs, le fonds serait doté de 500 millions d’euros par an si tout le monde donnait 1 % de ses revenus.

Malheureusement, plus un footballeur gagne de l’argent, plus il paraît difficile d’accès. Pour les protéger des sollicitations de toutes sortes, leurs proches et leurs conseillers mettent en place des barrages de nature à entraver la diffusion de Common Goal ; sans parler des agents qui, comme le montre la plainte de Ngolo Kanté contre le sien, révélée mercredi 27 novembre, ont parfois tendance à courir après les commissions. En septembre, la Fifa a d’ailleurs recommandé de fixer quelques limites en la matière.

Toujours est-il qu’à son lancement, Common Goal a eu du mal à trouver des membres. « L’idée était de composer un onze, mais nous n’avons pas réussi », admet Griesbeck. L’organisation a donc pris son envol avec un seul ambassadeur, qui en a entraîné bien d’autres dans son sillage : Juan Mata.

Terrain d’entente

L’accord de Juan Mata a commencé à se dessiner en Allemagne il y a sept ans. Son passage au pays de Goethe n’a alors rien à voir avec Juergen Griesbeck, dont il ignore encore l’existence. Ce 19 mai 2012, le milieu de terrain espagnol dispute la finale de la Ligue des champions à l’Allianz Arena de Munich avec Chelsea. Dans leur antre, les joueurs du Bayern viennent de marquer à sept minute de la fin du temps réglementaire. Drogba regarde ses crampons. L’espoir est mince. Pour une raison qui lui échappe, Mata pose alors sa main sur l’épaule de l’attaquant et lui intime d’y croire encore. Quelques minutes plus tard, il centre et Drogba égalise. Chelsea l’emporte finalement aux penaltys.

En pleine célébration, Mata songe soudain à la diversité qui l’entoure : « Un gardien tchèque, des défenseurs serbe et brésilien, des milieux ghanéen, nigérian, portugais, espagnol et anglais et, bien sûr, un incroyable buteur de Côte d’Ivoire. » Cette image se rappelle à lui lorsqu’il rencontre Griebeck cinq ans plus tard. Elle entre en écho avec le parcours de ce natif de Triberg, dans la forêt noir. Lui aussi a aimé se retrouver entouré d’étrangers à la vingtaine : il a commencé son doctorat en santé publique à Medellín, en pleine Coupe du monde 1994. Le 22 juin de cette année-là, le défenseur colombien Andrés Escobar élimine son pays de la compétition en marquant contre son camp. Moins de deux semaines plus tard, il est assassiné à Medellín.

Juan Mata et Jurgen Griesbeck
Crédits : Max Cook

Le lendemain, Griesbeck se rend à l’université pour annoncer qu’il ne reviendra plus. Dans une Colombie où 5 000 jeunes meurent en un an, l’Allemand est tombé sur deux gangs rivaux en train de jouer au foot, après avoir laissé leurs armes à l’extérieur. Il a alors eu l’idée de créer Fútbol por la Paz, une association visant à régler les différends autour d’un ballon. De là naît ensuite Football for Peace in Colombia puis, en 2002, le projet est transposé en Allemagne avec streetfootballworld.

Tout en développant un réseau d’associations prêtes à élaborer des projets en lien avec le football, Griesbeck réalise que son initiative manque de porte-drapeaux. « Nous avons pensé que nous ne devions pas parler au monde du football pour lui dire quoi faire mais que ce sont les joueurs qui devaient porter le mouvement », observe-t-il. Juan Mata n’est pas le seul à se retrouver dans cette philosophie. En novembre 2017, le président de l’UEFA Aleksander Čeferin devient aussi membre à titre individuel, ce qui laisse espérer que les grandes institutions s’impliquent à leur tour.

« Un jour ou l’autre, il faudra que la Fifa ou l’UEFA soient responsable de ce 1 % des revenus », avance Griesbeck. « Le système pourrait être étendu aux transferts ou aux droits télévisuels. » Avant de les convaincre, et de voir d’autres sportifs suivre le mouvement, l’Allemand cherche surtout d’autres personnages inspirants dans le monde du football. Mata en a convaincu beaucoup, Chiellini a envoyé un message de lui-même et Klopp a été contacté via son agent. « Il nous a dit qu’il aurait dû nous rejoindre plus tôt », glisse Griebeck en vantant son authenticité.

Crédits : Common Goal

Début novembre, Common Goal a annoncé la participation d’Eniola Aluko. Après avoir été sélectionné à plus de 100 reprises par l’Angleterre, l’attaquante de la Juventus a été exclue de sa sélection pour avoir pointé du doigt des comportements racistes dans l’encadrement et la fédération anglaise. « Si nous réglons un problème dans le football, nous aurons un effet domino sur la société », pense-t-elle. Cette diplômée en droit s’apprête aujourd’hui à quitter le club italien pour retourner en Angleterre et y devenir, elle aussi, l’ambassadrice de Common Goal. Voilà qui pourrait donnes des idées à Mario Balotelli.


Couverture : Common Goal