En terrain conquis

Le temps est moins amical que la rencontre ce samedi 2 juin 2018. Quand, vers 19 h 40, les orages cessent enfin de cogner le stade Wörthersee de Klagenfurt, en Autriche, la foudre prend le relais. Elle frappe le gardien de la sélection hôte. À la onzième minute, Jörg Siebenhandl dégage directement dans les pieds du meneur allemand, Mesut Özil, dont le tir atterrit aussi vite dans les filets. Un à zéro. La météo est capricieuse et l’histoire facétieuse.

À la onzième minute, 36 ans plus tôt, l’Allemand Horst Hrubesch expédie un centre dans le but autrichien. Un à zéro. Si le score en reste là, les deux équipes sont qualifiées pour la phase finale de la Coupe du monde 1982, en Espagne, au détriment de l’Algérie. Elles décident donc de multiplier les passes infertiles. Plongé dans un ennui dénué de toute offensive, ce simulacre d’opposition se termine sans quasiment aucune occasion. Il reste dans l’histoire comme le « match de la honte » ou l’« Anschluss de Gijón », en référence à l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, en 1938.

Alors, 36 ans plus tard, les Autrichiens vont-ils laisser les Allemands gagner pour les mettre dans les meilleures dispositions en vue de la Coupe du monde 2018 ? Après tout, ils ne sont pas qualifiés pour la compétition et évoluent pour la plupart de l’autre côté de la frontière, en Bundesliga. Personne n’ose pourtant croire que le geste de Jörg Siebenhandl envers Mesut Özil est volontaire. D’ailleurs, il est vite rectifié. Sur un corner tiré à la 53e minute, le défenseur autrichien Martin Hinteregger fusille le portier adverse et égalise. Il est imité à la 69e par son coéquipier Alessandro Schöpf. L’Autriche tient une petite revanche, elle qui n’avait plus battu son voisin depuis 1986.

Vienne ne s’est pas toujours laissée faire par Berlin. Lors de l’Anschluss, le vrai, certains joueurs ont montré une autre combativité qu’à Gijón. Pour marquer l’annexion, en mars 1938, un match amical est organisé par les Nazis le mois suivant, entre ces deux États qui n’en formeront bientôt plus qu’un. En face de la « Grande Allemagne » qui parle de « réunification » se trouve rien de moins qu’une Wunderteam autrichienne (« Merveilleuse équipe ») demi-finaliste de la Coupe du monde 1934. Son capitaine et avant-centre vedette, Matthias Sindelar, insiste pour porter la tunique nationale rouge et blanche. Selon la rumeur, il ne peut en revanche rien contre la volonté de Berlin d’arranger le résultat.

En première mi-temps, au stade Prater de Vienne, Sindelar manque justement plusieurs belles occasions. Mais lorsqu’en seconde période, un mauvais dégagement du portier allemand lui arrive dans les pieds, pareil à celui de Siebenhandl pour Özil, l’attaquant enroule le ballon dans l’angle opposé du but, comme s’il voulait montrer qu’il aurait pu marquer bien avant. La foule exulte. Elle est en liesse lorsque Karl Sesta inscrit un but à 40 mètres de distance. Sindelar va plus loin. Pour célébrer la prouesse de son ancien coéquipier de l’Austria Vienne, il exécute, comble de la provocation, une petite danse devant un carré VIP rempli d’officiels nazis.

Le sélectionneur de l’Allemagne ne lui en tient pas rigueur. Sepp Herberger invite Sindelar à participer à la Coupe du monde 1938 sous les couleurs nazies. « Il m’a répondu poliment de le laisser en dehors de ça », a raconté Herberger. « Quand je revenais à la charge, j’avais l’impression qu’il avait d’autres raisons de refuser. J’avais presque le sentiment qu’il s’agissait d’une hostilité envers les événements politiques qui pesaient sur lui et le poussaient à refuser. Finalement, j’ai abandonné. » Alors que l’Allemagne est éliminée dès le premier tour par la Suisse au Parc des Princes, à Paris, Sindelar devient à jamais le footballeur qui a dit non aux Nazis. À 35 ans, il prend sa retraite et ouvre un café dans le modeste quartier viennois de Favoriten, là où il a grandi.

La science du déplacement

Originaire de la région tchèque de Moravie, la famille de Matthias Sindelar se rend à Vienne en 1905, comme beaucoup d’autres, pour trouver du travail. Maçon jusqu’à la Première Guerre mondiale, son père est tué sur le front italien. Pour nourrir ses quatre enfants, sa mère devient alors laveuse. Dans les rues du quartier de Favoriten, où il habite avec de nombreux autres émigrés tchèques, Matthias tape dans ses premiers ballons. C’est un jeu risqué. Entre les lampadaires et les trottoirs, le foot n’a pas le droit de cité. Pour éviter la police et les autres figures d’autorité, le garçon et ses amis doivent faire preuve d’astuce. Ils sont amenés à créer leur propre terrain dans un environnement contraint.

Ce rapport particulier à l’espace favorisera la mue du football autrichien. Le « style viennois » à venir est technique, là où la dimension physique dominait jusqu’alors. Arrivé dans les valises des commerçants britanniques de la fin du XIXe siècle, le sport est montré pour la première fois en match officiel en 1894. Cinq ans plus tard, le dimanche de Pâques 1899, une formation viennoise se mesure à des étudiants d’Oxford. Elle s’incline 15 à 0, puis 13 à 0 le lendemain. La première équipe professionnelle à fouler le sol autrichien, Southampton, l’emporte 6 à 0 l’année suivante. En 1905, la visite des Rangers de Glasgow se solde aussi par une correction. Mais les Écossais, qui mettent dans leurs valises le jeune gardien Karl Pekarna, sont si brillants qu’ils deviennent des modèles.

Sous l’égide de l’entraîneur Hugo Meisl, l’Autriche introduit un peu de technique dans son jeu fait de passes rapides au sortir de la Grande Guerre. De retour au poste de sélectionneur où il avait été nommé en 1912, ce fils de banquier passionné de football compte parmi ses amis Jimmy Hogan, un manager anglais qui insiste sur la nécessite de garder la balle au sol. Ses enseignements serviront aussi les Hongrois, finalistes de la coupe du monde 1954.

Entre-temps, Matthias Sindelar est passé de la rue aux équipes de jeunes du Hertha Favoriten. Ce club de première division reconnu pour la qualité de sa formation constitue un réservoir de talents pour le Wiener Amateur-sportverein, où il signe logiquement en 1924. Devenu professionnel deux ans plus tard, son employeur prend le nom d’Austria Vienne et Sindelar la direction de la sélection nationale. Il a 23 ans. L’avant-centre marque pour son premier match en Tchécoslovaquie, réalise un doublé contre la Suisse et un quadruplé face à la Suède. Hugo Meisl n’est cependant pas pleinement convaincu par ce joueur surnommé « L’Homme de papier » pour sa silhouette frêle. Pendant des années, il lui préfère un buteur massif, le « Tank » Josef Uridil. Il faut toute la colère de journalistes sportifs réunis autour de lui au Ring-Café, en 1931, pour que Sindelar fasse son retour sous le maillot rouge et blanc.

En mai 1931, « Der Papierene » inscrit son premier but international depuis 1926 au cours de la victoire 5-0 des Autrichiens contre leurs anciens modèles écossais. Ainsi naît la Wunderteam, pour laquelle la bourgeoisie viennoise se passionne. Au cours des deux années suivantes, elle empile 16 victoires et l’attaquant autant de buts. Son nouveau statut attire des offres de l’étranger qu’il ignore toutes, y compris celle de Manchester United. Sindelar est un homme de principe. Discret sur ses opinions en public, il ne fait pas mystère de son penchant pour la social-démocratie à ses proches.

« C’était vraiment l’allégorie du football autrichien à son acmé : pas de muscle mais beaucoup de cerveau », écrit le frère d’Hugo Meisl, Willy. « Sa technique confinait à la virtuosité et son répertoire de tours et d’idées était infini. Il avait un plaisir de gosse à jouer au foot qui se voyait dans ses gestes inattendus. Ses partenaires les comprenaient et l’imitaient. Ils se mettaient à son niveau, en ayant cependant toujours une fraction de seconde de retard. » Après être passé tout près d’être la première équipe à battre l’Angleterre chez elle en décembre 1932 (4-3), la Wunderteam se qualifie pour la Coupe du monde de 1934. Elle se défait de la France et de la Hongrie puis affronte les hôtes italiens en demi-finale.

Dans ses rangs, la Squadra Azzura compte le rugueux défenseur Luis Monti, naturalisé après avoir disputé la finale de la précédente édition sous les couleurs de l’Argentine (l’Uruguay l’avait emporté 4 à 2). Grâce à lui, elle ferme le jeu et profite de talentueux attaquants tel Guiseppe Meazza. À une époque où les scores fleuves ne sont pas rares, l’Italie l’emporte 1 à 0, tandis que la Tchécoslovaquie élimine l’Allemagne 3 à 1 dans l’autre demi-finale. Muselé par Monti, Sindelar reste muet. Il ne participe pas à la défaite de son équipe contre l’Allemagne, dans le match pour la troisième place.

Martyr

Avant le « match de la honte » disputé par l’Allemagne et l’Autriche en 1982, il y eut les « Jeux de la honte ». En 1936, deux ans après le Mondial de football organisé par l’Italie fasciste de Benito Mussolini, Berlin orchestre la onzième olympiade moderne. Quand il a confié le soin à la capitale allemande de recevoir le monde du sport, en 1931, le Comité international olympique (CIO) ne se doutait pas que les Nazis arriveraient au pouvoir en 1933. Il n’imaginait pas non plus que, sitôt en place, ces derniers allaient exclure les juifs des organisations sportives, dissoudre leurs clubs et leur interdire l’accès aux installations. Cela va même pourtant plus loin. Adolf Hitler fait non seulement de la compétition une tribune à la gloire de son idéologie, mais il veut aussi l’ériger en preuve de la supériorité fabulée du peuple aryen.

Sans Sindelar, l’Autriche parvient en finale, son unique dans un tournoi international majeur. Et, sans lui, elle s’incline de nouveau face à l’Italie, alors que l’Afro-Américain Jesse Owens remporte l’or au 100 mètres haies. Peu de temps après, le 24 janvier 1937, Hugo Meisl s’assoit une dernière fois sur le banc de la sélection autrichienne, à Paris. Ses joueurs battent la France 2 à 1. Deux semaines plus tard, il meurt à l’âge de 55 ans. En avril de la même année, le ministre allemand du « Plan de quatre ans », Hermann Göring, confie à des industriels sa volonté d’annexer l’Autriche pour bénéficier de sa production d’acier. L’offensive est finalement lancée en mars 1938. Le 3 avril, l’Autriche domine son occupant sur le terrain grâce aux buts de Sindelar et Sesta.

Après avoir refusé la sélection nazie, le premier rachète le café de Leopoled Drill, un juif obligé de le céder selon la législation antisémite mise en place par le régime. Il lui verse la somme honnête de 20 000 Deutsche Marks. Quoi qu’issu d’une région peuplée par de nombreux juifs, la Moravie, L’Homme de papier vient d’une famille catholique. Peu importe finalement qu’il évolue sous les couleurs du club de la bourgeoisie juive de Vienne, l’Austria. Sa compagne, Camille Castignola, possédait certes des origines juives italiennes, mais « elles étaient suffisamment bien cachées pour lui permettre de devenir la co-propriétaire d’un bar », note le journaliste britannique Jonathan Wilson, qui revient sur l’histoire du couple dans son livre Inverting The Pyramid: The History of Soccer Tactics. Au sein dudit bar, Matthias Sindelar refuse en tout cas d’afficher de la propagande nazie.

Le matin du 23 janvier 1939, son ami Gustav Hermann le cherche partout. Inquiet de ne pas réussir à le contacter, il enfonce la porte de son appartement d’Annagasse, dans le centre de Vienne. L’Homme de papier gît nu, par terre, prêt de sa compagne. Il est mort ; elle décédera plus tard à l’hôpital. En 48 heures, la police boucle son enquête, concluant à une asphyxie causée par le chauffage défectueux de l’appartement. La presse est moins affirmative. « Tout porte à croire que ce grand homme a été victime d’un meurtre par empoisonnement », suppute le quotidien Kronen Zeitung le 25 janvier. Sinon, comment expliquer que le procureur n’ait toujours pas qualifié les faits six mois plus tard ?

Entre la version officielle et les différentes thèses élaborées, il est alors difficile de distinguer le poison de son antidote. Pour l’écrivain autrichien Friedrich Torberg, l’avant-centre se sentait si « déshonoré » par le « nouvel ordre en place » qu’il pourrait bien s’être suicidé. Dans un documentaire de la BBC diffusé en 2003, son ancien ami, Egon Ulbrich, prétend qu’un fonctionnaire local a été corrompu pour maquiller sa mort en accident, de manière à ce qu’il reçoive des funérailles d’État. De fait, les Nazis ont honoré sa mémoire en organisant une cérémonie officielle suivie par quelque 15 000 personnes. « Craignant probablement que sa popularité se retourne contre eux, ils n’ont eu aucun scrupule à en faire “le meilleur soldat du football autrichien” », constatent Richard Holt et James Anthony Mangan dans le livre European Heroes, Myth, Identity, Sport.

Dès lors, Matthias Sindelar est célébré bien au-delà des cercles d’amateurs de sport. Il devient le parangon de la superbe viennoise, citée en exemple par les écrivains et les poètes. « Il avait en quelque sorte de l’esprit dans ses jambes », écrit par exemple le critique de théâtre Alfred Polgar. « Beaucoup de choses remarquables et inattendues leur arrivaient quand elles couraient. Sindelar faisait vibrer les filets comme une punch-line parfaite qui, en concluant l’histoire, rendait sa composition intelligible et appréciable, autrement dit la couronnait. » L’astre est si lumineux qu’il est difficile à considérer avec discernement.

Prenez sa mort. « Si les différentes théories sont émotionnellement attrayantes, il suffit de parcourir la jungle de rumeurs et de demi-vérités qui ont prospéré sur cette affaire pour se rendre compte d’une chose : les faits suggèrent que Sindelar a simplement été victime d’un accident », cingle Jonathan Wilson. « Contrairement à diverses affirmations, les documents de police n’ont jamais été détruits ni ne manquent à l’appel. Il sont toujours consultables à Vienne. » Les amateurs d’archives peuvent aussi trouver de brèves vidéos de L’Homme de papier sur YouTube. On le voit marquer avec une étonnante légèreté. Il s’effondrera sous le poids nauséeux de l’histoire avant qu’elle ne le porte aux nues.


Couverture : Matthias Sindelar.