Les kidnappeurs

Dya Hammadi était à l’école avec l’homme qui l’a kidnappé. Ça s’est passé en plein jour, à la terrasse d’un café à Regueb, tout près de Sidi Bouzid – la ville tunisienne où a démarré la révolution du Printemps arabe il y a cinq ans. Le kidnappeur, un homme du nom de Bassem bin Hassin, a ordonné à Dya d’arrêter de rapper et de cesser de s’habiller à l’occidentale. Il l’a ensuite traîné chez le coiffeur du coin. Là-bas, un garçon de 12 ans – radicalisé par Bassem et ses acolytes – a rasé de force les dreadlocks de Dya, laissant des coupures douloureuses partout sur son crâne. Puis Bassem a emmené Dya à la mosquée, où un prédicateur lui a lu des versets du Coran et l’a sermonné en disant qu’il devait retrouver « le vrai chemin de l’islam ». Quand ils ont fini par relâcher Dya, il est rentré chez lui, a fait ses valises et a pris un taxi pour Tunis, la capitale, où il vit depuis ce jour.

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Dya Hammadi en studio
Crédits : Dya Hammadi

Dya a commencé à rapper en 2010. Les paroles de ses chansons évoquaient alors les injustices commises par le régime de Zine el-Abidine Ben Ali. Il s’est rapidement fait connaître dans le cercle très fermé du rap underground tunisien. Désormais, il fait partie des nombreux rappeurs du pays qui se dressent contre l’État islamique, le parti islamiste Ennahdha et l’influence croissante du salafisme en Tunisie. Nous nous rencontrons dans un café à l’éclairage tamisé du centre-ville de Tunis. Le propriétaire, qui semble bien le connaître, refuse qu’il paye son café allongé. « C’est le café des militants », me dit Dya en souriant. « Tous ceux qui viennent ici sont des amis des premières heures de la révolution. » Dya a été témoin de la montée du salafisme dans le pays depuis la chute de la dictature de Ben Ali en 2011, et il se sert de sa musique pour attirer l’attention sur l’hypocrisie du régime actuel. Dans un morceau intitulé « Nes2el » (« Je demande »), il rappe : « Tu a appris le Coran par cœur / Mais tu n’as jamais mis en pratique ce qu’il dit / Tu prétends agir comme le prophète / Mais tu voles l’argent des orphelins. » Dya allume une cigarette et salue des amis installés à une autre table. « Regueb est une terre fertile pour l’État islamique à cause de la misère », dit-il.

À la fin de l’année 2014, son kidnappeur, Bassem, a quitté Regueb pour rejoindre l’État islamique en Syrie. En novembre dernier, Dya a entendu dire qu’il était mort là-bas. Pourtant, il craint encore que d’autres salafistes de Regueb le prennent pour cible s’il y retourne. « Ils disent qu’on porte les cornes du diable parce qu’on fait de la musique. On est systématiquement pris pour cible. » Employant l’acronyme arabe utilisé pour parler de l’EI en des termes méprisants, il affirme : « Si Daech arrive ici demain, je suis mort. Je serai le premier à être tué. » La plupart des salafistes de Regueb se sont radicalisés en prison. Nombre d’entre eux sont d’anciens camarades de classe de Dya. « Ce sont d’abord des victimes et puis ils rejoignent les rangs de Daech. Ils ne sont plus les mêmes que quand on était enfants. Ils te voient comme un infidèle et ils sont convaincus de devoir te tuer. »

Lavage de cerveau

La rap tunisien a des consonances très politiques et beaucoup de rappeurs sont devenus des icônes culturelles durant la révolution de 2011. Leur musique a touché au cœur une génération qui en avait assez de la dictature corrompue au pouvoir, de l’oppression de la police et de la stagnation économique du pays. À présent, presque cinq ans plus tard, les rappeurs utilisent leur musique pour détourner la jeunesse tunisienne des appels de l’islamisme. Pour beaucoup, qui ont vu s’égarer amis et membres de leur famille jusqu’à rejoindre l’État islamique, le combat qu’ils mènent à travers les paroles de leurs chansons a une résonance personnelle.

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DJ Costa est un rappeur de Tunis
Crédits : DR

Mehdi Akkari, alias DJ Costa, a commencé à se servir de sa musique comme vecteur de cette parole après le départ de son frère cadet Youssef pour la Syrie en 2012. « Il a radicalement changé d’apparence », dit-il en me montrant des photographies d’avant et d’après. « Il a arrêté de parler à la famille et il restait cloîtré dans sa chambre toute la journée à écouter des versets du Coran. Je ne pouvais rien faire. J’étais un artiste et pour un salafiste, ce n’est pas bien. On a arrêté de se parler car il me considérait comme un kâfir, un infidèle. » Quand DJ Costa s’est rendu compte que Youssef avait prévu de quitter la Tunisie, il a caché son passeport. Mais son frère a trouvé le moyen de s’en procurer un nouveau et s’est rendu en Syrie. L’année dernière, la femme syrienne de Youssef a téléphoné à sa mère pour lui dire qu’il était mort. « Elle est toujours sous le choc », affirme DJ Costa, qui a parlé du chagrin de sa famille dans une chanson intitulée « Allah Ysaberni » (« Dieu nous donne la force »). Les paroles révèlent la profondeur de ses sentiments : « Si seulement tu pouvais voir les larmes de ta mère et de tes amis / Seigneur, ait pitié de celui qui est mort… Seigneur, n’épargne pas ceux qui lui ont fait ça. » La transformation de son frère a incité DJ Costa à diriger sa musique spécifiquement contre l’État islamique, pour faire rempart à la propagande qui cible le jeune public, plus impressionnable. « Pour moi, la guerre contre le terrorisme n’est pas un conflit armé mais une guerre culturelle », dit-il. « Le terrorisme est mon ennemi. Et un rappeur qui ne défend pas les siens n’est pas un rappeur. »

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La route de Sidi Bouzid à Regueb
Crédits : Google Maps

La musique de DJ Costa a rassemblé des milliers de fans, mais elle a mis sa vie en danger. « J’ai été attaqué de nombreuses fois », dit-il. Un jour, deux hommes – des salafistes d’après lui – ont déboulés à moto et ont essayé de le poignarder. Lorsque je lui demande s’il a peur, il répond immédiatement : « Pas du tout. » D’après lui, son art a toujours présenté des risques. « J’étais un des premiers rappeurs à m’opposer ouvertement au régime de Ben Ali avant la révolution. » Dans « Lavage de cerveau », le rappeur chante en arabe : « Ils t’ont enlevé à ton propre peuple et t’ont lavé le cerveau / Ils se nourrissent de ton cœur et de tes sentiments / Ils te disent de venir en aide aux frères qu’on torture / Chaque fois que la mort est près de toi, tu fais un pas de plus vers le paradis. »

L’épine du pied

Les autorités tunisiennes sont aujourd’hui encore contrôlées par les vieux alliés du dictateur pour une bonne part. Elles ont tenté plusieurs fois de le réduire au silence. « Après la mort de mon frère », dit-il, « je n’avais plus le droit de faire des concerts car le gouvernement me considère moi aussi comme un terroriste. » De nombreux rappeurs, artistes et militants ont eu à subir le même traitement de la part de l’État : la police tunisienne a été vivement critiquée par différentes organisations de défense des droits de l’homme pour son utilisation abusive des lois contre la marijuana afin de restreindre la liberté de parole.

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Emino dans une vidéo de Daech

Emino, un rappeur devenu célèbre durant la révolution, a été arrêté pour possession de marijuana. Il s’est radicalisé dans les prisons tunisiennes, qui étaient pleines de prisonniers politiques de l’époque de Ben Ali. À sa sortie de prison, il a prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le chef suprême de l’État islamique. DJ Costa raconte qu’il était autrefois un des plus proches amis d’Emino et qu’ils ont même tenté de monter ensemble une école de rap. Le gouvernement l’a faite fermer car il la considérait comme dangereuse. « Emino a été victime du gouvernement », affirme DJ Costa. « C’était un jeune homme talentueux qui s’est retrouvé soudainement en prison, entouré par des salafistes. Ils lui ont lavé le cerveau. » Dans le café de Tunis, Dya me parle de ses kidnappeurs. Il se demande comment ils ont pu suivre des voies si différentes malgré le fait qu’ils aient grandi dans la même ville et qu’ils aient reçu l’enseignement des mêmes professeurs. « Matériellement, on était logés à la même enseigne », dit-il. « Mais j’ai essayé d’apprendre et de changer les choses. Je me souviens qu’ils se moquaient de moi car je lisais et que j’écrivais de la poésie. » Quand Dya a vu des jeunes autour de lui se tourner vers le salafisme, il a monté un club appelé Sa’aaliq, qui peut se traduire par « Les Punks ». « On y jouait de la guitare, on faisait de la photo, on emmenait les gamins voir des films ou des pièces de théâtre. J’ai utilisé ma frustration pour écrire de la musique et faire de l’art, tandis que la leur est devenue un cancer. J’ai choisi de contre-attaquer avec l’art. » Comme DJ Costa, Dya sait qu’être un rappeur engagé n’est pas sans risques en Tunisie. « Je ne vais pas agir inconsciemment et devenir une cible facile », dit-il. « Mais je continuerai à faire de la musique. Je resterai une épine dans le pied de Daech. »

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DJ Costa sur scène
Crédits : YouTube


Traduit de l’anglais par Simon Mauger d’après l’article « ‘We’ll be the first they kill’: the Tunisian rappers taking on Isis », paru dans le Guardian Couverture : Breakdance à Sousse, en Tunisie (Nicholas Linn).


DANS LES COULISSES DU MINISTÈRE DU RAP CUBAIN

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À La Havane, l’Agence cubaine du rap a la mainmise sur les finances des productions hip-hop locales. Mais certains rappeurs se sont rebellés.

I. L’Agence du rap

Si vous ne détestez pas « Chan Chan » en arrivant à Cuba, ce sera très probablement le cas quand vous repartirez. Entrez dans n’importe quel bâtiment qui a, qui a eu, ou qui pourrait avoir pour but potentiel d’attirer des touristes et je vous parie que vous entendrez une version de la chanson de Compay Segundo de 1987, devenue mondialement célèbre dix ans plus tard lorsqu’elle est apparue sur l’album éponyme du Buena Vista Social Club. Elle passe au bar de l’aéroport. Elle passe dans le salon de l’Hotel Nacional, la résidence décatie qui fut un temps la propriété du gangster Meyer Lansky. Elle passe au café de l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographique. Je l’ai même entendue jouer par l’orchestre d’un restaurant de paella dans la vieille Havane. Deux fois. Et ce n’était que mon premier jour ici. Elle est loin d’être tendance, et elle est peu représentative de la production musicale de l’île dans sa globalité, mais elle est « révolutionnaire » selon la singulière interprétation cubaine : en vérité, elle ne l’est pas. Car aussi incroyablement créatifs que puissent l’être les Cubains, le système en place n’a aucun goût pour toute expression personnelle n’entrant pas dans les normes qu’il a dictées.

Ariel Hernandez lors de son émission Microfonazo à La Havane, en 2004Crédits : Ariel Fernandez-Diaz

Ariel Hernandez lors de son émission Microfonazo à La Havane, en 2004
Crédits : Ariel Fernandez-Diaz

Le mois dernier, deux rappeurs cubains se sont retrouvés du mauvais côté de la révolution après avoir donné un concert à Panama City pendant le Sommet des Amériques. Ce concert avait été parrainé par la Cuban Soul Foundation, une association de Miami, et l’association Pro Arte Libre, un groupe indépendant d’artistes, d’écrivains et de musiciens cubains dont les œuvres ont vocation à être des protestations pacifiques. Les deux associations concentrent ce que les Castro méprisent le plus : Miami et la critique.

Le 27 avril, peu après leur retour chez eux à La Havane, Soandry del Rio et Raudel Collazo, respectivement rappeurs au sein des groupes Hermanos de Causa et Escuadrón Patriota, ont été exclus de l’Agence cubaine du rap, l’entité gouvernementale qui supervise – autant dire qui contrôle – la production de hip-hop sur l’île. La raison invoquée pour leur renvoi était un « manquement à la déclaration de revenus à l’organisation », c’est-à-dire à l’Agence du rap. L’Agence a été créée « pratiquement du jour au lendemain », explique Ariel Fernandez, qui présentait la toute première émission de radio hip-hop cubaine, dans le but de promouvoir la production locale pour une association culturelle baptisée Hermanos Saíz. Département d’un département d’un département du ministère de la Culture cubain, l’Agence du rap a ses locaux au sein d’un immeuble gouvernemental au coin de la rue F et de la rue 15 du quartier de La Havane Vedado. Imaginez un département au sein du ministère de l’Économie qui encadrerait l’industrie du rap français.

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