Cannes est deux mois par an sous le feu des projecteurs. Au mois de juin, c’est au monde de la publicité de darder ses puissantes lumières sur la Promenade des Anglais. À l’occasion du Cannes Lions International Festival of Creativity, depuis 9 h du matin, des intervenants internationaux défilent avec régularité sur les différentes scènes. Deux personnalités viennent à présent de d’investir l’imposante estrade  de la « Audi A » pour une trentaine de minutes. L’artiste américain de street art Tristan Eaton fait face à un Adam Miron volubile.

Le cofondateur d’HEXO a traversé l’Atlantique pour parler des stigmates qui entourent encore le cannabis – alors même que le Canada est devenu le deuxième pays au monde à légaliser l’herbe à des fins récréatives en octobre 2018 –, des moyens pour les combattre et du potentiel de cette industrie. HEXO est l’un des plus importants producteurs autorisés au Canada et sa filiale HEXO MED a même obtenu une licence le 13 juin dernier pour cultiver du cannabis médical en Europe.

Adam Miron arrive à point nommé en France : longtemps d’une grande rigidité, les lignes commencent enfin à bouger. L’idée d’une légalisation avance entre autres grâce à un rapport éclairant, avec les économistes Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard à la plume.

Halte au gaspillage

Le 20 juin 2019, Auriol et Geoffard ont produit un rapport qui a fait beaucoup de bruit en proposant une légalisation contrôlée du cannabis. « Le système de prohibition promu par la France depuis cinquante ans est un échec », balancent-ils en guise de bilan explosif.

En effet, l’Hexagone détient aujourd’hui la palme de la consommation de weed la plus élevée de l’Union européenne. Selon le rapport de 2017 « Drogues, chiffres clés » de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), une personne sur deux (âgée de 18 à 64 ans) en a déjà fumé. À 17 ans, presque une personne sur dix est un-e usager-ère régulier-ère, « alors que c’est très mauvais pour le développement cérébral jusqu’à 22-25 ans, et qu’une consommation régulière nuit fortement aux capacités d’apprentissage, pénalise les résultats scolaires et les trajectoires d’étude », s’alarme Pierre-Yves Geoffard.

« Vu la situation actuelle, l’idée avec cette légalisation contrôlée est de protéger les mineur-e-s en supprimant le marché noir aux mains des mafias », ajoute Emmanuelle Auriol. En outre, « la répression est un gaspillage d’argent public : plus de 130 000 personnes sont arrêtées chaque année pour avoir consommé du cannabis, et cette prohibition coûte 1 million d’heures de travail à la police. »

L’État doit donc mettre en place un service public, recommandent les auteurs, c’est-à-dire « un monopole de production et de distribution du cannabis, placé sous l’égide d’une autorité de régulation indépendante. » Il sera alors possible d’interdire la vente de drogue aux mineur-e-s.

Crédits : Get Budding

Pour savoir si les consommateurs pourraient se détourner du marché illégal, Auriol et Geoffard ont observé les résultats des dépénalisations au Canada et en Uruguay. De fait, il est essentiel que le produit ne soit pas hors de prix et qu’il y ait suffisamment de stock pour contenter tout le monde. D’après leurs estimations, le gramme pourrait coûter neuf euros (soit deux euros de moins qu’en bas des immeubles, disent-ils en substance) et la France consommerait 500 tonnes par année.

Selon eux, la légalisation du cannabis récréatif entraînerait non seulement la création de 27 500 à 80 000 emplois, mais également des retombées alléchantes pour l’État : on parle ici de 2,8 milliards d’euros de recettes fiscales. Les économistes recommandent alors de réinvestir cette manne dans la prévention.

« L’objectif premier de ce rapport était d’éclairer le gouvernement sur les enseignements qu’on peut tirer, à ce jour, des études académiques sur ces questions », explique Pierre-Yves Geoffard, qui suivait le sujet depuis un moment dans le cadre de ses recherches sur les politiques de santé. « L’initiative de ce rapport est venue du Conseil d’analyse économique (CAE) [un groupe d’économistes attaché à Matignon], dont Emmanuelle Auriol, spécialiste de l’économie de la corruption et de la criminalité, est membre. »

Pour Emmanuelle Auriol (également auteure en 2016 de l’ouvrage Pour en finir avec les mafias. Sexe, drogue et clandestins : et si on légalisait ?) la légalisation relève de l’évidence depuis longtemps. « J’avais déjà beaucoup réfléchi à cette question pour mon livre », explique-t-elle. « Puis en octobre dernier, avec Pierre-Yves Geoffard, on a pensé que vu l’évolution internationale de la situation, on devait ouvrir le débat et mettre à jour ce que j’avais déjà écrit. »

L’économiste Pierre-Yves Geoffard
Crédits : Julien Benhamou

« Le rapport que nous avons fait avec Pierre-Yves Geoffard est une étape et souligne bien à quel point la situation est catastrophique et indigne d’un pays comme la France qui se dit égalitaire », ajoute Emmanuelle Auriol, amère. « Elle est lâche de ne pas protéger ses enfants. »

À travers le monde, de nombreux pays ont assoupli leur législation quand d’autres, comme le Canada et l’Uruguay, ont légalisé. Pendant ce temps, la France s’obstine maintenir une loi résolument répressive mais surtout hautement inefficace, qui date de 1970.

« C’est le moment ! »

La loi du 31 décembre 1970 a classé le cannabis comme un produit stupéfiant et a interdit son usage. Ces dispositions ont ensuite été ajoutées dans le code de la santé publique et le code pénal. « En acheter, en consommer, en détenir, en donner, en revendre, en cultiver (chez soi ou à l’extérieur), en transporter ou conduire après en avoir consommé sont autant d’infractions à la loi, passibles de sanctions lourdes devant les tribunaux, quelle que soit la quantité de cannabis incriminée », précise l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). « Les peines sont doublées quand le cannabis est vendu ou donné à des mineurs. »

La légalisation est régulièrement revenue sur le tapis, mais jamais avec autant d’intensité qu’aujourd’hui. Le mardi 18 juin, tout d’abord, 14 député-e-s issu-e-s de quatre groupes politiques, ont transmis à la presse une proposition de loi prônant l’intégration d’un monopole d’État. Elle a été déposée deux jours plus tard. Ils proposent ainsi la création de la Seca (Société d’exploitation du cannabis), qui serait chargée « de réguler la production et la vente tout en contrôlant la consommation. »

Si elle voit le jour, la Seca distribuera des semences à des agricultrices et agriculteurs agréé-e-s, et devra déterminer les prix planchers du cannabis. La vente – par les buralistes – sera interdite aux mineur-e-s et la publicité prohibée en dehors des débits de vente. De plus, la consommation de cannabis sera interdite dans les lieux publics. Enfin, cette proposition de loi a suggéré que le ministère de la Santé fixe un taux de THC (tétrahydrocannabinol) maximum. 

Le lendemain, dans une lettre ouverte publiée en une de L’Obs, 70 médecins, économistes et élus-e-s ont invité la France à accepter « de regarder la réalité en face, de faire preuve de pragmatisme, face à cette impasse ». Pour les signataires, le pays doit aller vers une légalisation contrôlée du cannabis, pour « qu’il soit utilisé à des fins thérapeutiques comme récréatives, pour les consommateurs de plus de 18 ans. » Parmi eux, on retrouve aussi bien le député européen Raphaël Glucksmann, que le psychiatre Alain Morel ou encore Jean-Paul Azam, économiste et professeur à la Toulouse School of Economics.

L’économiste Emmanuelle Auriol, spécialiste de l’économie de la corruption et de la criminalité
Crédits : TSE Pictures

Selon ce dernier, le cannabis est déjà un produit de consommation courante pour beaucoup de gens. « Le légaliser permettrait de mettre en place des contrôles de qualité, notamment dans le domaine de la sécurité et la pureté du produit, et d’encadrer sa distribution commerciale », explique le chercheur. « Les petits dealers qui pourrissent la vie de beaucoup de banlieues pourraient être remplacés par des échoppes formelles et moins intrusives. » Il ajoute qu’une réglementation lourde serait inutile, mais qu’une « réglementation adaptée permettrait d’augmenter l’efficience du marché et sa sécurité. »

Il est donc plus que temps de faire évoluer la situation, d‘autant qu’elle bouge tout autour de l’Hexagone. « Ce type d’expériences nous permet de prendre la mesure de ce que représente une légalisation et de réaliser qu’aucun pays ne souhaite aujourd’hui revenir en arrière », appuie Emmanuelle Auriol. 

Une certitude

Le plan de lutte contre les conduites addictives du gouvernement pour les années à venir n’aborde pas l’hypothèse d’une légalisation régulée du cannabis récréatif. « Il s’agit de la politique officielle », développe Pierre-Yves Geoffard. « En outre, la légalisation ne figurait pas dans le programme de campagne d’Emmanuel Macron. »

Dans un pays de tradition centralisatrice, Emmanuelle Auriol dit saisir les réticences du gouvernement. « Je comprends qu’il ne se précipite pas et préfère regarder comment ça se passe ailleurs », tempère-t-elle malgré son énervement. « Moi je suis fonctionnaire, je ne risque donc pas ma place, mais un gouvernement à des électeurs qui ne sont pas tous favorables à cette légalisation. »

Les choses avancent au moins sur le plan thérapeutique. Après une autorisation du cannabis médical largement approuvée par les sénateurs le 28 mai dernier, la France semble désormais prête à rattraper son retard sur la question. Une mission est en cours à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et « doit donner ses conclusions très prochainement ». Celles-ci préciseront les indications thérapeutiques et le cadre dans lequel les médicaments à base de cannabis pourront être produits en France.

Crédits : Get Budding

En revanche, du côté du récréatif, aucun signe ne laisse présager d’une évolution pour le moment, malgré la demande de plus en plus pressante venant de tous bords pour la création d’un service public du cannabis. Et la proposition de loi ne devrait pas être mise en débat à l’Assemblée avant des mois. « Cela dit, les demandes de changement sont fortes, souvent portées par des élus locaux plus proches du terrain, qui constatent le désastre de la situation actuelle », ajoute Geoffard, avant de regarder vers l’avenir : « Mon intuition est que la pression pour une légalisation encadrée viendra des territoires… »

Le cannabis à usage récréatif et à usage thérapeutique sera « sans doute » légalisé en France, selon Jean-Paul Azam, « peut-être même de façon intermittente, avec des vagues de libéralisation et de renforcement des règlements ». Pour Emmanuelle Auriol, c’est une certitude :  « la prohibition ne fonctionne pas, alors cela va se faire un jour ou l’autre », martèle-t-elle. « On ne sera pas les premiers, mais on va y arriver ! »


Couverture : Kym MacKinnnon.