Rien n’est trop beau pour la plus grande société scientifique du monde. Dans l’antre du Washington Marriott Wardman Park, plus grand hôtel de congrès de la capitale étasunienne, un parterre de scientifiques est rassemblé là, à l’occasion du meeting annuel de l’Association américaine pour le progrès de la science (AAAS). L’occasion est toute trouvée pour Thomas Crowther, sur scène le 16 février 2019, venu présenter les conclusions d’une nouvelle étude qui aura tôt fait de faire parler d’elle, avant même qu’elle ne soit publiée.

S’il reconnaît qu’un point de non-retour a été dépassé pour inverser les effets du réchauffement climatique, l’écologiste des écosystèmes anglais étudie des solutions pour les atténuer. La restauration de forêts en fait partie. Dans sa dernière étude, il conclut d’ailleurs que planter 1 200 milliards d’arbres pourrait faire du reboisement l’un des outils les plus puissants pour lutter contre le réchauffement climatique.

L’écologiste Thomas Crowther
Crédits : ETH Zurich

Non contente d’avoir inspiré des initiatives comme celle de Plant-for-the-Planet, voilà que l’étude de Thomas Crowther entraîne également des annonces spectaculaires. Ce même jour de février, le Premier ministre australien Scott Morrison déclarait que l’Australie s’engageait à planter un milliard d’arbres d’ici 2050 pour atteindre les objectifs posés par les Accords de Paris sur le climat.

Au Crowther Lab, le laboratoire de recherche interdisciplinaire créé par le scientifique, l’annonce a fait battre des mains. Le débat autour du réchauffement climatique est complexe, mais cette nouvelle étude peut aider à amener une certaine clarté. « Pour nous, c’est la chose la plus excitante qui pouvait arriver, car le fait que des personnes utilisent nos conclusions pour lutter contre le réchauffement climatique est la meilleure chose que nous puissions espérer. » Notre entretien commence comme il se terminera : sur une note d’espoir.

Comment êtes-vous arrivé à ce chiffre de 1 200 milliards d’arbres ?

Nous avons basé notre étude sur un gigantesque ensemble mondial de données d’inventaires forestiers – rassemblées par des acteurs sur le terrain – et sur des données satellitaires. Nous avons ensuite utilisé une intelligence artificielle pour analyser la quantité d’informations rassemblées. Cela nous a permis de prédire le nombre d’arbres que l’on pourrait planter sur les parcelles vides dans le monde. Le plus difficile avec cette approche était de trouver les gens à l’échelle mondiale, de collecter une montagne de données sur tous les écosystèmes, pour enfin les entrer dans notre machine.

Nous ne nous attendions pas à de tels résultats. Il faut dire qu’avant que nous ne fassions cette étude en 2015, le monde scientifique avait sérieusement sous-estimé le nombre d’arbres sur Terre. Avec l’étude que nous avons réalisée, nous sommes arrivés à la conclusion que la planète compte 3 000 milliards d’arbres, soit sept fois plus que les précédentes estimations de la NASA. Cela veut également dire que la plantation de nouveaux arbres pourrait avoir une conséquence plus grande que ce que nous avions imaginé jusque là.

« De la place pour 1 200 milliards de plus »

Nous avons rapporté les espaces disponibles et nous avons calculé le volume de carbone que les arbres pourraient capturer s’il y en avait 1 200 milliards de plus. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus avant que l’étude ne soit officiellement publiée, mais je peux toutefois affirmer que la restauration de forêts est deux fois plus efficace que n’importe quelle autre solution pour lutter contre le réchauffement climatique. La restauration planétaire des forêts est donc clairement l’une de nos meilleures chances pour l’enrayer.

Depuis quand la plantation est-elle prise au sérieux par la communauté scientifique ?

Ce sont des considérations très récentes. La plantation d’arbres a toujours été dans les discussions sur le changement climatique, et voilà des années que tout le monde sait que les arbres sont bénéfiques. Mais dans le sens d’une quantification scientifique, cela ne fait que quelques mois ou tout au plus quelques années que nous disposons d’autant de données, et que le machine learning nous permet de mieux saisir l’échelle du système. C’est cette étude et celles qui lui succéderont dans les prochaines années qui vont vraiment en faire une possibilité scientifique.

Il y a très peu de laboratoires comme le nôtre qui étudient cette solution à l’heure actuelle. Beaucoup de chercheurs étudient les forêts, mais ils se penchent plutôt sur la structure individuelle de forêts dans des zones très spécifiques. Nous faisons quelque chose de différent puisque nous proposons une perspective globale.

On en trouve quand même quelques-uns, comme le NASA Ames Research Center. Mais leur modèle est uniquement basé sur des satellites. Les satellites sont utiles pour déterminer à quel point le monde est vert, mais ils ne disent pas ce qu’il se passe sous la surface. Je peux donc affirmer que nous sommes l’unique centre de recherche à rassembler toutes ces données terrestres, et à utiliser l’intelligence artificielle pour comprendre l’échelle des forêts globales.

L’atlas mondial des espaces verts
Crédits : NASA

Quand avez-vous commencé à vous intéresser au réchauffement climatique ?

Plus jeune, je n’étais pas intéressé par le changement climatique ou par les problèmes sociétaux, mais plutôt par la biodiversité. La science ne parvient pas encore à expliquer la raison de cette biodiversité qui nous entoure, et je trouvais cela magique. J’ai toujours voulu travailler dans un domaine qui soutienne cette biodiversité. En avançant dans mes études, j’ai réalisé que sa plus grande menace était le réchauffement climatique.

Seulement voilà, au lycée puis à l’université, je n’étais pas très bon élève. Je suis dyslexique et à l’époque, je n’avais pas une très haute estime de mes capacités, si bien que je n’aurais jamais pu imaginer devenir ce que je suis devenu. Au début de mes études à l’université de Cardiff, je séchais les cours et préférais mettre mon énergie dans ma vie sociale et dans le sport plutôt que de me concentrer sur mes cours.

Puis, j’ai rencontré le professeur Hefin Jones et cela a été un moment-clé dans mon parcours. Un jour, il m’a exclu de la classe devant 300 étudiants parce que je déconnais. Mais il n’a pas réagi comme n’importe quel professeur. Il m’a emmené au pub pour discuter et il a vu mon potentiel. Après l’avoir rencontré, j’ai appliqué ses conseils. Je n’ai pas commencé à travailler plus dur, j’ai juste commencé à croire en moi et à avoir une perspective plus optimiste. Une fois que j’ai réalisé ça, tout a commencé à marcher tout seul. Je peux le dire aujourd’hui : c’est grâce à Hefin Jones que l’étudiant dyslexique turbulent est devenu un scientifique climatique.

D’où vient votre intérêt pour la restauration des forêts ?

C’est arrivé il y a quelques années, quand j’étudiais les sols à l’université de Yale. Je me souviens que mon colocataire était impliqué dans un grand projet de restauration de forêt. Il avait été trouver tous les experts en forêt de Yale pour leur demander combien d’arbres il y avait sur la planète, et si une contribution d’un million d’arbres était suffisante pour enrayer le réchauffement climatique. Personne ne savait trop quoi lui répondre.

« Il existe une autre solution majeure pour lutter contre le réchauffement climatique : les sols. »

Finalement, je suis la dernière personne qu’il est venu voir. Je n’étais pas du tout un expert en arbres à ce moment-là, mais j’ai pensé que c’était la même approche scientifique qu’avec les sols et que je pouvais m’y essayer. En 2015, j’ai finalement publié le fruit de mon travail avec les résultats que mon ami attendait tant : il y a 3 000 milliards d’arbres sur la planète. C’est là que j’ai commencé à croire en l’effet puissant qu’ils pourraient avoir sur le réchauffement climatique.

Pourquoi avoir créé le Crowther Lab ?

Tout d’abord, j’ai toujours été motivé par le fait d’essayer de porter le message au-delà du monde académique. Ce sont des gens très talentueux qui mènent des recherches précieuses. Mais le problème, selon moi, est que celles-ci contiennent beaucoup trop de détails, jusqu’à rendre l’étude incompréhensible pour qui n’est pas du monde scientifique. J’ai toujours voulu éviter dans une étude de m’enfoncer trop profondément et de plutôt proposer quelque chose de grand, afin que les gens puissent comprendre et que cela puisse les inspirer pour agir.

Ensuite, j’ai eu la chance de rencontrer des investisseurs qui avaient la même vision que moi. Ils sont d’avis que le monde académique regorge de scientifiques admirables, mais sans amener les recherches à l’échelle des citoyens et les rendre compréhensibles, c’est inutile. Ils s’occupent donc de trouver les financements pour que nous puissions entièrement nous consacrer à la recherche pour les quinze prochaines années, sans épée de Damoclès au-dessus de la tête. Avec cet objectif sur le long terme, nous pouvons aborder des questions plus ambitieuses et utiles pour la société dans son ensemble.

Crédits : Crowther Lab

Nous sommes actuellement 33 à travailler au sein du Lab et je ne pense pas que nous allons grossir. Il s’agit pour l’instant d’une plateforme qui nous permet de travailler dans une approche interdisciplinaire. Nous avons des mathématiciens, des biologistes, des experts en techniques génétiques ou encore télédétection ; toutes ces compétences sont rassemblées au sein du Lab, ce qui nous permet d’avoir une vision la plus réaliste possible de nos sujets d’études. C’est la conjugaison de ces différentes perspectives qui nous permet d’en atteindre une plus globale.

Quelle est la prochaine étape de vos travaux ?

Nous connaissons désormais l’étendue des possibilités qu’offrent les forêts, mais il existe une autre solution majeure pour lutter contre le réchauffement climatique : les sols. Les sols stockent en réalité beaucoup plus de carbone que les forêts, puisqu’ils sont, après les océans, les deuxièmes plus grands réservoirs de carbone. Nous essayons donc actuellement de faire un travail similaire en déterminant le potentiel de stockage du carbone des sols. On soupçonne que les sols, sous les forêts, renferment un potentiel tout aussi grand.

Une fois qu’on aura déterminé le potentiel de stockage du carbone des forêts et celui des sols, il faudra inciter les gens à s’engager. C’est la deuxième phase. Au cours des douze prochaines années, nos chercheurs vont compiler toute cette masse d’informations de terrain afin qu’elle aide les gens à atteindre ces potentiels. Nous aurons donc des cartes que nous mettrons à disposition des citoyens.

Les gens pourront alors zoomer sur n’importe quelle zone forestières et voir où est réparti le carbone à un instant t, combien il devrait y s’en trouver, quelles sont les espèces qui y évoluent ou les types de sols que l’on peut y trouver. L’idée est que cela encourage les gens s’engager à agir, comme l’a fait l’Australie par exemple.

Que peut-on faire en tant que simple citoyen ?

Pour le citoyen non-spécialiste, il y a trois options. Il peut planter des arbres et restaurer directement les écosystèmes. Tout en sachant que les bonnes essences d’arbres doivent être restaurées dans des sols pouvant les supporter. Cela nécessite une compréhension écologique des régions du monde. C’est ce que notre laboratoire génère pour guider les efforts de restauration.

Crédits : Sebastian Unrau

Il peut également faire un don aux milliers d’organisations de restauration des forêts qui utilisent les meilleures informations scientifiques et écologiques pour y parvenir. Enfin, il peut juste être conscient de la façon dont il dépense et investit son argent. Investissez dans des entreprises qui favorisent la restauration des écosystèmes naturels à travers le monde, plutôt que celles qui participent à leur dégradation. Ce pouvoir du citoyen peut avoir un impact énorme.

Car en vérité, la reforestation n’est pas une solution au réchauffement climatique qui requiert une action des gouvernements, des grandes entreprises ou des industries, elle nécessite l’action de millions de citoyens dans le monde. Nous voulons simplifier le message et le présenter de manière positive pour atteindre le plus de gens possible dans l’espoir qu’ils s’engagent. Il y en a énormément, tout ce dont ils ont besoin c’est d’informations : que faire et comment.

Il y a un an, je n’étais pas optimiste, je n’avais pas de solution évidente pour lutter contre le réchauffement climatique. Mais à présent, je suis complètement convaincu que les arbres sont une partie de la solution.


Couverture : Crowther Lab.