Fusillade à Fort Meade

À quelques dizaines de mètres de la voie rapide Baltimore-Washington, dans le Maryland, un 4×4 noir quitte la Route 32. Il s’engage sur une impasse : la petite Canine Road mène à un poste de contrôle. Au loin, derrière les barrières, deux grands monolithes dominent des blocs de bureaux crème. Peu avant 7 heures, ce 14 février 2018, les trois passagers arrivent à Fort Meade, le siège de la National Security Agency (NSA). Situé à une demi-heure de route de Washington, le complexe de la puissante agence de renseignement américaine spécialisée dans les systèmes d’information est un des plus sécurisés au monde.

Les quartiers généraux de la NSA à Fort Meade

Crédits : The Center for Land Use Interpretation

À bord, endormi sur son fauteuil, Javonte Alhajie Brown ne se serait pas rendu compte que le véhicule faisait fausse-route. « Je me suis fait réveiller par le conducteur qui me frappait le visage et hurlait qu’il allait “dans la mauvaise direction” », a-t-il raconté. Pour se rendre chez un ami, cet homme de 27 ans dit avoir laissé le volant à un adolescent sans permis ayant dix unités de moins que lui au compteur et un GPS défectueux. « Comment c’est possible ?! » hurlait Brown. Les balles ont commencé à pleuvoir. Après un tête-à-queue, le véhicule s’est encastré dans les garde-corps. Ses trois occupants ont été arrêtés par la police.

Deux ans plus tôt, en mars 2015, une fusillade avait déjà été provoquée par un 4×4 noir à l’entrée de Fort Meade. L’une des deux personnes à bord, dont on ignore encore les motivations, est morte. Même si l’acte paraît insensé, car voué à l’échec, il témoigne de la fascination qu’exerce l’agence. Depuis qu’un ancien employé, Edward Snowden, a commencé à révéler l’ampleur de son pouvoir de surveillance, en 2013, elle intrigue bien au-delà des cercles de spécialistes du renseignement.

Inculpé par le gouvernement américain pour espionnage, le lanceur d’alerte réfugié à Moscou a révélé des dizaines de milliers de documents confidentiels. Ils rendent compte, selon lui, du « plus vaste programme de surveillance arbitraire de l’histoire humaine ». La NSA a collecté des informations personnelles à la sortie des quelque 250 câbles sous-marins du globe. Elle s’est aussi servie dans les bases de données de géants de la tech comme Google, Facebook, Microsoft ou Yahoo! Mais ce n’est pas tout. Ce matériel est échangé entre pays. Il existe même une alliance secrète d’espions internationale pour cela : les Sigint Seniors.

« Une fois par an, les leaders des 14 meilleures nations en renseignement électronique (Sigint) se retrouvent pour approfondir leur collaboration sur des problématiques communes », peut-on lire dans un document rendu public le 1er mars 2018 par Edward Snowden. Celui-ci est issu d’une newsletter interne à la NSA baptisée SIDtoday. Sous le parrainage de la NSA, les réunions d’un bloc « européen » se tiennent entre espions d’Australie, de Belgique, du Canada, du Danemark, de France, d’Allemagne, d’Italie, des Pays-Bas, de Nouvelle-Zélande, de Norvège, d’Espagne, du Royaume-Uni et des États-Unis. Il existe aussi un groupe asiatique, les Sigint Seniors Pacific, dont sont membres l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Thaïlande et le Royaume-Uni. Ces coalitions « sont connues depuis des années par ceux qui étudient les agences de renseignement, mais le public ne les connaît pas », souligne Ryan Gallagher, journaliste d’investigation pour le magazine The Intercept.

L’alliance a notamment été activée lors de grands événements comme les Jeux olympiques d’Athènes (2004), ceux de Turin (2006) ou la Coupe du monde allemande (2006). Depuis 2010, ses membres disposent d’un canal de communication, les Sigdasys, afin de partager des copies des communications interceptées. Tout ce qui est relatif à l’Afghanistan peut par ailleurs être mis en commun à travers la plateforme Center Ice. En 2013, la NSA évoquait aussi l’idée de créer un centre de collaboration. Elle semblait alors vouloir l’installer au Royaume-Uni, sachant que « certains pays européens considèrent avec méfiance la perspective de l’accueillir ». Il faut dire que l’espionnage informatique se pratique parfois entre alliés.

Pour présenter les fuites d’Edward Snowden, Ryan Gallagher explique que « ces documents mettent en lumière l’histoire secrète de la coalition, les problèmes sur lesquels ses parties-prenantes se sont concentrées récemment et les systèmes qui leur permettent de partager des données sensibles issue de la surveillance ». Aussi, soulignent-ils l’ancienneté du système.

L’usine à cookies

Au début des années 1970, l’immeuble de trois étages qui accueillait les bureaux de la NSA, à Fort Meade, était surnommé « l’usine à cookies ». Un badge vert donnait accès aux parties des documents « top secrets » et un badge rouge permettait de consulter les fichiers « secrets ». Il fallait traverser un couloir long de 300 mètres et large de 170 pour accéder aux 13 hectares de bureaux. Perry Fellwock a été un habitué des lieux jusqu’à ce qu’il en dévoile les coulisses dans un entretien donné au magazine américain Ramparts, en 1972.

« La communauté du renseignement électronique a été définie par un traité top secret signé en 1947 », confie-t-il. « Il a été appelé “traité Ukusa”. La NSA l’a signé pour les États-Unis et elle est entrée dans ce qu’on appelle “le premier cercle”. Le GCHQ a signé pour la Grande-Bretagne, le CBNRC pour le Canada, et la DSD pour l’Australie. Ils font partie du “deuxième cercle”. » On apprendra plus tard que Perry Fellwock se trompe de date. L’accord a secrètement été paraphé le 5 mars 1946 afin de donner un cadre à la coopération entre Américains et Britanniques née sous la Deuxième Guerre mondiale. L’objectif était à l’origine de décrypter les messages ennemis. Mais il va peu à peu s’étendre.

Après l’entrée du Canada, en 1948, et de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande en 1956, la Norvège, le Danemark et l’Allemagne joignent coup sur coup le troisième cercle. À la menace nazie succède celle du bloc de l’Est coiffé par l’Union soviétique. Entrer dans le traité est à cet égard une manière de faire front, de poser les bases d’une coopération en matière de renseignement. Washington et Londres s’engagent en particulier à ne pas s’espionner et à garder l’accord confidentiel. Au sein des premier et deuxième cercles, les informations doivent aussi circuler sans retenue. « En pratique, ça ne fonctionne évidemment pas comme ça », indique Perry Fellwock. « Nous violons constamment le traité en écoutant nos alliés. Ils le savent probablement, d’ailleurs. »

Le partage d’information se poursuit toutefois sous une nouvelle appellation : Echelon.

Ceux qui se trouvent dans le troisième cercle sont contraints de donner tout ce qu’ils ont en leur possession pour recevoir des miettes en retour. Ils ne peuvent de toute manière pas cacher grand chose. « La clé, c’est la technologie », assure Fellwock. « Or ces alliés travaillent tous sur des machines que nous leur avons données. Ils n’ont aucune chance de rivaliser mais une illusion de coopération existe bien. » En 1972, quand il s’assoit dans un restaurant IHOP de Berkeley pour se mettre à table avec deux éditeurs de Ramparts, Perry Fellwock n’a que 25 ans. Il se présente comme un vétéran de l’armée de l’air en lien avec la NSA. L’interview est publiée sous un faux nom, Winslow Peck.

Ce jeune agent passé par Istanbul, où la NSA possédait un bureau, regrette qu’il n’y ait « pas de limite » aux attributions de l’agence : « Cela va du rappel des avions B-52 au Vietnam à l’étude du programme spatial soviétique. » La publication des « Pentagon Papers », un an plus tôt, par le militant pacifiste Daniel Ellsberg, dans les pages New York Times, le convainc de parler. Conjugué au scandale du Watergate, son témoignage provoque une réaction de la classe politique américaine. La commission sénatoriale présidée par Franck Church s’attaque aux abus des agences fédérales. Elle met notamment fin aux programmes Shamrock et Minaret de la NSA, qui permettent d’écouter les communications entrant et sortant des États-Unis.

Le partage d’information se poursuit toutefois sous une nouvelle appellation. En 1964, alors qu’ils s’entendent pour lancer un projet de satellite international, Intelsat, une douzaine de pays posent les bases du réseau Echelon. Non contents d’avoir accès aux messages privées transitant par Intelstat, la NSA et la GCHQ ouvrent en 1971 une station à Morwenstow, en Angleterre, afin d’intercepter les messages entre l’Atlantique et l’océan Indien. Une autre est installée à Yakima, près de Seattle, pour capter les communications de la zone Pacifique.

Des yeux et des oreilles

Officiellement, Echelon n’existe pas. Avant de le mettre au jour en 1988, dans le New Statesman, le journaliste écossais Duncan Campbell est le premier à pointer du doigt la surveillance cachée du Government Communications Headquarters (GCHQ) dans un article paru dans Time Out, en 1976. En 1982, un de ses membres condamné pour espionnage au profit des Soviétiques, Geoffrey Prime, confirme l’information. La même année, neuf États fondent en catimini le bloc « européen » des Sigint Seniors. « Dans une certaine mesure, on peut le voir comme une extension du traité Ukusa », observe Ryan Gallagher. L’organisation comporte alors un noyau dur surnommé les « Cinq Yeux » : les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni.

Pour l’heure, Duncan Campbell parle d’un « vaste réseau international de surveillance qui existe depuis la Seconde Guerre mondiale, quand les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont signé un accord secret sur le renseignement électronique, ou “Sigint” ». Son article pour le New Statesman pointe aussi l’existence d’une base de la NSA à Menwith Hill, en Angleterre, qui puise dans les principaux réseaux de communication britanniques. L’Interception of Communications Act dont s’est doté Londres en 1985 « a été conçu en prévision d’une opération comme Echelo, qui vise à drainer toutes les communications internationales de et vers la Grande-Bretagne ».

Aux États-Unis, les membres du Congrès en apprennent plus sur Echelon en 1988. Employée de Lockheed, un fournisseur de la NSA, Margaret Newsham leur assure que le téléphone du Républicain Strom Thurmond est sur écoute. L’enquête détermine que « le ciblage d’hommes politiques américains n’arrive pas par accident, il est au cœur du système depuis le début ». De manière générale, les Anglo-Saxons sont ainsi capables d’accéder à la plupart des données transitant par satellites et de les analyser. Au cours des années 1990, Internet change toutefois la donne. Il faut désormais sonder les câbles en fibre optique.

Les câbles de la NSA

Tandis que des plongeurs sont envoyés déposer des capteurs, le renseignement économique prend une plus grande importance. Mis sur écoute par la NSA, des groupes comme Airbus, Toyota et Nissan perdent des marchés au profit de sociétés américaines. La concurrence peut aussi être faussée au sein d’un même pays.

Il existe « une relation incestueuse si forte » entre la NSA et les firmes qui conçoivent l’équipement du réseau Echelon, dénonce le chercheur Patrick Poole dans un rapport remis au Congrès en 1998, « que les renseignements recueillis sont parfois utilisés pour écarter des fabricants américains de marchés convoités par ces contractants majeurs des secteurs de la défense et du renseignement ».

Après les attentats du 11 septembre 2001, ce contexte concurrentiel est nuancé par l’évident besoin de coopération qui renaît au sein des services de différents États. L’Allemagne lance ainsi le projet Eikonal avec la NSA en 2002. Le temps que naisse la branche Pacific en 2005, les Sigint Seniors Europe ne comptent désormais plus neuf mais quatorze membres. Entre 2006 et 2007, ils commencent à travailler sur « l’exploitation d’Internet ». D’après la NSA, cela représente « un grand pas en avant », certains s’étant montrés jusque là « réticents à reconnaître l’importance de la Toile ».

Entre 2000 et 2015, les capacité d’Echelon ont doublé, juge Duncan Campbell. Sa réunion avec les programmes similaires Transient et Frosting a donné naissance à un nouveau projet baptisé Fornsat, pour Foreign Satellites. Il serait doté de sites en Espagne, au Danemark, en Suède, en France et en Allemagne. En 2013, NSA espérait aussi « étendre le niveau de coopération du contre-terrorisme et explorer de nouvelles voies de collaboration ». Pour Ryan Gallagher, ce travail en équipe « est probablement une bonne chose, mais il pose problème si la surveillance de masse est indiscriminée ». Or, on sait combien les oreilles de la NSA sont larges.

Crédits : Norwegian Intelligence Service


Couverture : Une base de surveillance secrète en Australie. (Kristian Laemmle-Ruff)