Nadja Tesich, l’actrice principale du court-métrage d’Éric Rohmer intitulé Nadja à Paris (1964), a initialement écrit cet essai dans les années 1990, sans jamais le publier. Au cours des trois mois précédant son décès, en février 2014, j’ai aidé Nadja à réviser son œuvre, en conservant une trace de ses réflexions et de nos discussions. — Lucy McKeon

Le grand blond

Parfois, sans le vouloir, à la faveur d’une odeur ou d’un vieux morceau de musique, mes pensées s’envolent vers le temps où Paris ne ressemblait en rien aux États-Unis, où la vie était la même dans la rue qu’à l’écran, et où notre quotidien inspirait les films de la Nouvelle Vague. Il y avait une certaine légèreté dans les raisons de nos actes, pas de motivation claire ou de fins hollywoodiennes. Bien sûr, il y avait des films américains en salles, mais nombre d’entre eux étaient bons, rien à voir avec la violence explosive qu’on déverse à présent aux quatre coins du globe. Ces films n’asphyxiaient pas le marché par leur quantité (c’est une des raisons pour lesquelles on les admirait tant) et on pouvait voir des films français, italiens, polonais, tchèques ou russes quand on le désirait. Il y avait même une cinémathèque à un franc pour les étudiants.

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Place de la Concorde
Paris dans les années 1960
Crédits : Roger Wollstadt

Pauvres pour la plupart, nous ne nous inquiétions que de trois nécessités : notre chambre, le restaurant universitaire et notre carte de métro. À l’époque, les cafés étaient plus animés, pleins d’intrigues et de rumeurs. On y étudiait, on y rejoignait ses amis, on y mangeait et on y buvait, et quiconque était plus fortuné dans l’instant payait pour les autres. C’étaient en quelque sorte nos salons, des lieux pratiques et chaleureux pourvus d’un téléphone, le tout pour le prix d’un café. J’étais sous le charme de Paris, de ce que la ville était et de ce qu’elle évoquait. C’était encore une ville du XIXe siècle, grise et comme au ralenti, et dont les gens étaient le cœur. Nous flânions, nous nous regardions les uns les autres avec attention, sans trop penser à l’avenir. Lorsque je tente de décrire les années que j’ai vécues à Paris, personne ne veut me croire, je le vois bien. Cela ressemble trop à un rêve hollywoodien. Voilà Nadja qui sort d’un restaurant universitaire, plongée dans ses pensées, quand un homme apparaît soudainement à ses côtés, et ce n’est autre qu’Éric Rohmer. Il l’arrête (« Pourquoi toi en particulier ? » me demande-t-on) et, quelques minutes plus tard, veut déjà faire un film de sa vie. « Que portais-tu ce jour-là ? » La question revient souvent, et ma réponse déçoit immanquablement mes interlocuteurs : une paire de jeans, un chemisier, des tennis, pas de maquillage, les cheveux coupés très court, si court d’ailleurs qu’il n’était pas rare que des personnes âgées m’appellent « mon garçon ». Je ressemblais apparemment à un adolescent de seize ans. Quand je leur raconte ensuite que je n’étais pas intéressée par son offre, car j’avais dans l’idée de faire un tour en Grèce la semaine d’après, ils ricanent. Comme par hasard. Mais pourquoi aurais-je dû être impressionnée ? Je ne savais absolument pas qui était ce grand blond ; il n’était pas encore Éric Rohmer, et même si je l’avais reconnu, je n’aurais pas été impressionnée. À mes yeux, il appartenait au triste monde des adultes, c’était un homme marié avec des enfants.

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Nadja Tesich et Éric Rohmer dans les années 1970

« Pourquoi toi en particulier ? Qu’est-ce que ta vie avait de spécial ? » répètent-ils. Ce à quoi je rétorque invariablement que je n’en ai aucune idée. Je me dis que c’était peut-être parce que ça ne m’intéressait pas, jusqu’à ce qu’il me dise à quel point il aimait mes histoires sur Paris, ma façon de décrire les gens dans la rue, avec leurs yeux s’ajustant tels des objectifs lorsqu’ils se rencontraient. J’aimais Paris à la folie et Rohmer avait reçu une petite somme d’argent de la part du ministère des Affaires étrangères afin de tourner un film sur les étudiants étrangers à Paris. Voilà tout. Bien sûr, nous avons aimé discuter ensemble dès le début, malgré nos différences : l’âge, l’expérience et le reste. D’après lui, nous nous ressemblions beaucoup, ce qui est étrange car il me trouvait un air bourgeois quand de mon côté je ne me sentais pas à ma place. J’avais l’impression d’être condamnée. Malgré son intelligence évidente, Éric n’avait pas d’opinions politiques cohérentes. Il n’utilisait jamais de mots comme « exploitation » ou « capitalisme ». Je lui ai dit oui car je n’avais pas un sou et qu’il m’offrait de l’argent, la même somme (200 ou 400 dollars, je ne sais plus) pour tout le monde : le cameraman Néstor Almendros, la fille qui écrivait le script et moi. Cela voulait dire que je pourrais payer ma chambre à la résidence universitaire, manger pendant quelques mois et m’acheter une paire de chaussures. La Grèce n’allait pas disparaître, me disais-je.

Le tournage

Je ne sais pas si Néstor était plus pauvre que moi. Autant que moi, probablement. Après Nadja à Paris, la chance lui a souri et il a tourné beaucoup des films de Rohmer, avant d’obtenir plus tard un Oscar pour Les Moissons du ciel.

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Néstor Almendros

Pourtant, à l’époque, ce n’était qu’un réfugié cubain qui avait d’ailleurs davantage l’air d’un Espagnol que d’un Cubain : il était grand, réservé, et sa timidité frôlait la terreur. Il rêvait d’une veste en seersucker, lavable et légère, si mes souvenirs sont bons. Je lui en ai envoyé une, que j’avais achetée avec mon premier salaire. Je ne savais rien de lui, à part qu’il avait filmé un documentaire à Cuba, son pays d’origine – qu’il détestait. Néstor était homosexuel, ce qui n’était un problème pour personne à part lui. Nous avons accepté ce fait, puis l’avons oublié, comme on accepte que quelqu’un préfère les montagnes à la mer. Rohmer était pauvre lui aussi, même s’il était adulte. Son appartement était minuscule et il portait toujours la même veste en nuances de gris-bleu. La société de production (Les Films du Losange, cofondés par Barbet Schroeder et Pierre Cottrell, qui devaient avoir vingt-cinq ans à l’époque) avait son siège dans l’appartement de la mère de Barbet. La caméra de Néstor était une antiquité qu’on ne voit plus de nos jours, avec des rouleaux de pellicule de trois mètres. On la rechargeait de temps en temps en espérant qu’elle resterait à une vitesse constante. Nous avons enregistré le son plus tard. Tous les quatre, nous nous promenions dans Paris. J’étais si pauvre que j’ai dû emprunter une robe, une jupe et une paire de sandales afin qu’il y ait de la diversité dans les plans. Comme il s’agissait d’un film sur moi, j’ai ouvert la marche et montré à Éric le quartier populaire de Belleville et, tout près de là, le parc des Buttes-Chaumont, un grand jardin public à l’époque quasi-désert dont les allées étaient dépourvues des statues françaises traditionnelles. Éric prenait son temps ; nous mangions des pâtisseries et passions nos journées à parler de choses et d’autres.

C’était l’été, et nous filmions la pluie chaude. La production payait pour nos festins et pour le vin. Nous étions tous maigres, et dans une scène j’ai l’air ivre. À la brasserie La Coupole, nous avons volé quelques scènes en prétendant qu’il s’agissait d’un film amateur. Devant le café de Flore, Rohmer a dit : « Marche simplement et imagine que tu cherches quelqu’un. » Je ne crois pas que le documentaire siérait à Éric : il oublierait la vérité au profit de la mise en scène. N’aimant pas l’apparence de ma chambre – un style américain avec d’affreuses briques rouges –, il l’a troquée pour une autre : allemande, moderne, aux lignes épurées. Cela me convenait. Je n’ai eu d’objection que lorsqu’il m’a dit comment réagir en mettant un pied dans l’eau. « Frissonne », m’a-t-il demandé, « fais la grimace. » J’ai dit que non, je ne le ferais pas. Je n’ai jamais fait ce genre de gestes féminins exagérés, je n’ai jamais gloussé non plus. Néstor nous surprenait tous durant les projections, la caméra restait si fixe qu’on n’aurait pas deviné qu’elle était portée. Même moi, je voyais bien qu’il était particulièrement doué. Le montage, je n’ai pas aimé ça, et je me souviens m’être demandée pourquoi ils jetaient les meilleurs plans. Quant à la voix-off, nous l’avons effectuée plus tard, en studio, tandis qu’on repassait le film. À Paris, personne ne voulait croire que je l’avais écrite, ou alors on disait qu’Éric m’avait forcé la main, car le film lui ressemblait. Ils disaient : « Lui aussi préfère les gâteaux à un vrai repas. »

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Extrait de Nadja à Paris
Éric Rohmer (1964)

Après le tournage, j’ai vécu avec Néstor. Il m’a fait entrer discrètement dans son appartement, qui n’était en réalité pas le sien. Un auteur célèbre le lui avait laissé pour deux mois. Nous n’osions pas déplacer le moindre cendrier, et nous passions notre temps à nettoyer. Néstor me prenait en photo, ayant décidé que je devrais être actrice et que mes clichés devaient parvenir à Godard, car je ressemblais à Jean Seberg. Lorsque je suis allée trouver Godard sur les Champs-Élysées, sa secrétaire m’a répondu qu’il était absent. Elle m’a dit que je pouvais l’attendre, qu’il reviendrait d’un moment à l’autre. Elle est sortie manger. J’ai attendu, j’ai commencé à m’ennuyer et j’ai fini par m’endormir sur le canapé large et confortable de leur salle d’attente. J’aurais dormi plus longtemps si Godard n’était pas apparu, l’air paniqué. « Qui êtes-vous ?! » ne cessait-il de crier. Il m’a effrayée. Je me suis sauvée. Je ne sais plus si je lui ai donné les clichés, ou s’ils ont été perdus dans l’agitation. Après ce jour-là, tout est obscur et flou dans ma mémoire des mois suivants. Je ne me souviens même plus si je suis partie en Grèce cette année-là. Je n’avais pas les moyens de rester un an de plus à Paris. Comment deviner en mars que je deviendrais actrice en juin ? Comment vivre sans argent ? Où allais-je vivre si je ne pouvais plus payer ma chambre d’étudiante ? Ces pensées me trottaient quotidiennement dans la tête.

Quitter Paris

« Comment se fait-il que vous ne soyez pas restée ? » C’est la question qu’on me pose le plus souvent, celle qui les titille, et celle qui me rendait autrefois malheureuse. Une soirée en particulier a été décisive. À ce moment-là, Rohmer était déjà parti et avec lui, la ligne de conduite officieuse que tout le monde suivait me concernant. Éric n’était pas grand amateur de fêtes ou de cafés, et il se montrait peu tolérant envers certaines personnes dans les affaires – les nouveaux riches. Il ne serait pas allé à cette fête. Je ne sais plus qui l’organisait ou qui m’y avait invitée, mais elle ne ressemblait pas aux autres soirées de ce mois-là. Cela se passait dans un grand appartement, avec plusieurs pièces et un décor complètement blanc, rempli de starlettes, de producteurs et de personnes intéressées par l’argent. Soignés, sereins et tirés à quatre épingles, ils se ressemblaient tous même si on entendait parler différentes langues.

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Extrait de Nadja à Paris
Éric Rohmer, 1964

Au milieu de tous ces bavardages, de ces rires et du bruit des verres qui s’entrechoquaient, mes yeux se sont attardés sur une image tout droit sortie d’un film d’Antonioni : une fille en robe bustier noire qui s’essayait à une sorte de strip-tease, saluée par des applaudissements et des voix stridentes. C’était civilisé et de bon goût, mais visiblement forcé. Quelqu’un a dit que c’était une actrice ou un modèle, l’un des deux. Puis, de loin, j’ai observé des hommes et des jeunes femmes s’éclipser dans les chambres. Les filles étaient si jeunes… Et pendant que j’observais tout cela, je me voyais, moi, dans mes jeans et mes tennis, en train de les scruter. J’étais consciente, à ce moment-là, qu’un homme chauve en costume noir était en train de me murmurer des mots à l’oreille, et je me suis rappelée soudain d’autres propositions aux fêtes précédentes. « Détends-toi, ne t’inquiète donc pas. Tu peux rester ici autant que tu veux. Pourquoi n’irions-nous pas en Espagne ? » Qu’est-ce que j’étais bête. Rien n’était gratuit. Je devais le payer. La peur m’a envahie. Cours, vite, me suis-je dit. Si tu ne t’enfuis pas rapidement, tu pourrais devenir quelqu’un que tu ne veux pas être. Avant cette fête, mes jeans ne me posaient pas de problème, mais je savais qu’un temps viendrait où ce serait le cas. Je ne pouvais pas poursuivre ma « carrière » de cette façon. Où trouver l’argent pour les robes, les taxis, les coupes de cheveux, le maquillage, quand je pouvais à peine m’offrir un repas d’étudiant ? J’avais peur, car je le désirais tellement qu’il se pouvait que je finisse par partir avec l’un de ces hommes… Cela devait sembler facile à d’autres. Mais moi, je m’aimais comme j’étais. La semaine suivante, j’ai vu une offre d’emploi à l’université Rutgers, pour enseigner le cinéma et la littérature française. J’ai accepté. Que pouvais-je faire d’autre ? Chaque détail de mon départ a disparu, comme balayé, effacé de ma mémoire. Je n’en garde aucune trace. Des années plus tard, lorsque j’ai abandonné l’enseignement pour écrire à plein temps, j’ai revu Nadja à Paris au Bleecker Street Cinema. Je pensais que cela me déprimerait, comme de regarder de vieilles photos, mais au contraire, elle m’a touchée. Cette fille, une enfant – moi –, était si maigre et semblait si seule, si triste malgré la voix-off. Il n’émanait d’elle que sagesse et légèreté, on aurait voulu l’étreindre, la consoler pour quelque chose.

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Nadja Tesich devant le Blecker Street Cinema
1985

Dans le hall, après le film, je suis tombée par hasard sur Carlos Clarens, célèbre critique de films et vieil ami de Néstor depuis Cuba. Carlos était avec nous cet été-là à Paris, en tant que critique et chroniqueur de nos vies. Nous avons parlé de choses et d’autres, de la renommée de Néstor, de ses disputes avec Carlos et moi, et je lui ai demandé si j’avais tant l’air triste à l’époque. « Bien sûr que non », a répondu Carlos en rigolant. « Ce n’est pas un documentaire, c’est un portait qu’Éric a fait de toi. Tu veux dire que tu n’étais pas au courant ? » Grâce à Carlos, nous nous sommes séparés, le film et moi. Avec le temps, Nadja à Paris était devenu la version officielle de ma vie, anéantissant tout le reste. La vie réelle avait beau compter davantage, elle demeurait chaotique et informe. Le film avait une structure, et je pouvais m’y contempler. Mais je ne m’étais pas sentie seule tout le temps en vérité : je riais tout autant. Éric et moi n’avons jamais arrêté de nous voir. J’avais seulement besoin de prendre de la distance afin de grandir, de me marier et d’avoir un enfant. Il est drôle de voir que certains de mes amis « contestataires » de l’époque sont devenus des banquiers et des avocats proprets, alors qu’Éric est resté le même. Certes, son appartement était plus spacieux, mais pas tant que cela. Il n’avait toujours pas de téléphone. Aucun de nous ne conduisait. En signe de rébellion ou de résistance à sa célébrité excessive, le coût de production de ses films était chaque fois plus bas. Un film récent n’avait nécessité qu’une équipe de deux personnes en plus de lui. Au fond, ni lui ni moi n’avons changé – même si j’ai dû changer plus que lui. D’abord, mes cheveux sont dorénavant plus longs. Au début, il s’y opposait, car il aurait voulu que je reste à jamais la même, et que j’apparaisse sans prévenir au détour d’une rue de Paris.

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Le 2 février 2014, Nadja a dit de Rohmer : « Nous sommes chers l’un à l’autre, très certainement des amis sincères, mais pour lui, j’ai toujours été la Nadja du roman d’André Breton. En 2010, j’ai eu envie de l’appeler à l’improviste, mais il n’avait pas de téléphone, aussi ai-je appelé sa société de production. “Tu m’as encore trouvé”, a-t-il répondu. “Je ne viens pas souvent ici. Avant, c’est moi qui te trouvais.” Il est mort trois jours plus tard. »


Traduit par Anastasiya Reznik d’après l’article « Nadja à Paris », paru dans la New York Review of Books. Couverture : Nadja à Paris, d’Éric Rohmer (1964).