Sur l’asphalte d’un parking désert quelque part en Île-de-France, Freeze Corleone égrène les paroles de « Baton Rouge ». Barbelés, rues zombies, voitures cassées : l’ambiance est post-apocalyptique, pesante. Issa Lorenzo Diakhaté, de son vrai nom, fait tourner un joint à ses frérots en enchaînant les salves scandaleuses. « Fuck un Rothschild, fuck un Rockfeller », lâche-t-il dans le troisième couplet, avant de lancer, plus loin : « J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30. »

Son premier album La Menace fantôme a eu beau exploser les compteurs dès sa sortie le 11 septembre (😬) avec 5,2 millions de streams en 24 heures sur Spotify, le rappeur de 28 ans, originaire des Lilas et aujourd’hui installé à Dakar, s’est attiré de graves ennuis avec ses lyrics. Suite à un signalement de la LICRA (la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), qui a posté un florilège de ses saillies antisémites sur Twitter, le gouvernement a pris position contre lui. Certains de ses clips et morceaux sont soupçonnés de « provocation à la haine raciale et injure à caractère raciste », le Parquet de Paris a ouvert une enquête. Sans attendre ses conclusions, les plateformes Deezer et YouTube ont déjà supprimé plusieurs de ses morceaux, Universal ne sera plus le distributeur de La Menace fantôme, et les autres services de streaming musical risquent de suivre.

Les textes cryptiques de Freeze Corleone, voilà bien le nœud du problème. Un écheveau pas facile à démêler, qui ajoute aux provocations antisémites toutes sortes de références complotistes. « Régulation de population. Sacrifice de masse F.F.O » ; « Mais qui est J.P Morgan ? Qui a financé la deuxième guerre ? ». Malheureusement son cas n’est pas très original. D’après une étude de l’Ifop de 2017, un Français sur huit adhère à au moins une théorie du complot.

Et les complots existent. Mais à une époque où tout le monde a dans sa poche un accès à des enquêtes sur des complots et scandales d’États avérés, révélés par de grands journalistes ou lanceurs d’alerte comme Edward Snowden, comment se fait-il que les légendes urbaines sur le « nouvel ordre mondial » et sa cohorte de réseaux pédo-satanistes souterrains, chemtrails et reptiliens, ressassées infatigablement sur YouTube, séduisent autant d’esprits ?

La rumeur

Entre 1348 et 1351, l’Europe du Moyen-Âge est ravagée par la peste noire, décimant près de 50 % de la population allemande. Bien que les juifs souffrent de la peste autant que leurs voisins chrétiens, la rumeur naît en Allemagne que l’expansion de la maladie est due à un complot des juifs pour anéantir les chrétiens, en empoisonnant les puits d’eau potable. Elle trouve peu à peu écho dans toutes les grandes villes d’Europe, conduisant à l’exécution et au massacre de centaines de juifs.

Le complotisme moderne est-il si éloigné de cette mécanique horrible ? Selon Julien Giry, docteur en sciences politiques à l’université Rennes 1, il s’agit d’une théorie du pouvoir fondée sur une représentation manichéenne du fonctionnement du monde. Il existerait un seul et même complot universel dans le temps et l’espace. Tous les événements extraordinaires et tous les phénomènes sociaux néfastes seraient liés et procéderaient d’un plan secrètement orchestré par une minorité, par une élite dans le but de renforcer son pouvoir et sa domination. Juifs, francs-maçons, illuminatis, hommes-lézards, ou tout cela à la fois. Une explication aussi simple qu’elle est irrationnelle.

Pour Pascal Wagner, chercheur en psychologie sociale à l’université de Fribourg, l’attrait de ces théories est à la fois d’ordre sociologique et psychologique. Sociologique, car les conspirationnistes sont souvent ceux qui se sentent le plus abandonnés par le système. Les théories du complot viennent conforter leur défiance envers toutes les élites, et le fait que certains de ces complots ou scandales soient avérés – affaire du Carlton de Lille, affaire Jeffrey Epstein, écoutes de la NSA – sert à valider toutes les théories d’un bloc, quelles que soient leurs sources.

Psychologique, car les personnalités particulièrement anxieuses (voire paranoïaques) sont plus susceptibles d’être les récepteurs de ces théories. Une plus forte croyance aux théories du complot serait ainsi associée à une forme de pensée intuitive, irrationnelle. Les complotistes se sentent capables de saisir la vérité des événements en se basant sur leurs ressentis et leurs intuitions plutôt que sur des faits démontrés, selon Julien Giry.

Voilà pourquoi, lorsque des complots sont avérés, avec des preuves tangibles et des informations sourcées, les complotistes n’y croient pas avec autant de ferveur. Prenez le scandale des écoutes de la NSA par exemple, cet immense complot révélé au grand jour à l’été 2013 par le lanceur d’alerte Edward Snowden. Alors sous-traitant pour la NSA et la CIA, l’informaticien va « opérer à lui seul la plus grosse fuite de documents secrets de toute l’histoire des services renseignements américains », d’après le New York Times. Mettant sa vie en jeu, il a réussi à montrer l’existence d’une vaste conspiration portant sur les dérives illégales de l’appareil de renseignement international.

https://twitter.com/chrisinsilico/status/1308429425273221120

Ce complot-là, Freeze Corleone n’y fait référence qu’une fois, le noyant dans une marre de noms et d’autres acronymes dont beaucoup ont une orientation tristement familière. « Jacques Attali, B.H.L, La bataille du cachemire, K.K.K, Tibet, Vril 7, Vril 8, 11/9, Antarctique, Société Thulé, Obama, Prescott Bush, mais qui est Prescott Bush ? N.S.A, J.P. Morgan, Daech. Mais qui est J.P. Morgan ? Qui a financé la deuxième guerre ? Benalla, Jérusalem. » Des noms que des recherches YouTube associent à un torrent de vidéos conspis.

Dès le début de l’affaire Freeze Corleone, YouTube s’est empressé de supprimer « Freeze Raël » et « Rap Catéchisme », extraits de La Menace fantôme. La plateforme n’a pas toujours réagi aussi vite. En janvier 2019, YouTube a annoncé qu’il ne recommanderait plus de vidéos complotistes, après des années d’inaction. Car, plus on y recherche un contenu spécifique, plus les recommandations similaires rétrécissent le champ de vision (et de pensée) de l’utilisateur. Selon une étude publiée le 2 mars 2020 par les chercheurs de l’université de Californie à Berkeley et de la fondation Mozilla, environ 4 % des vidéos recommandées par YouTube à la suite de vidéos sur des sujets d’information étaient complotistes. Or, de manière générale, les algorithmes de recommandations de YouTube sont à l’origine de 70 % des vidéos visionnées.

C’est pourquoi en janvier 2019, la plateforme a assuré vouloir limiter la propagation de contenus « ne respectant pas ses conditions d’utilisation », expliquant que ce changement s’appuiera sur un tri fait « à la main » par des humains. Ils espèrent ainsi atteindre « un équilibre entre la liberté d’expression qui doit être maintenue, et la responsabilité de la plateforme envers les usagers ». YouTube y parvient-il pour autant ? Pas réellement. Mieux vaut donc éviter d’y croire aveuglément tout ce qu’on y trouve. Pour se consoler, un peu de lecture : XXXXXXX.


Couverture : Lézard man.