La base vide

Au fond d’une longue tente beige où les tables sont alignées comme à la cantine, Fadel Nasrala ouvre un frigo rempli de canettes. Il en détaille le contenu puis se penche sur une pile d’objets abandonnés. Il y a des barres de céréales, une bouteille de vin mousseux, un rouleau de scotch et même un plateau repas à moitié plein. Installée à Manbij, une ville du nord de la Syrie, cette base militaire a visiblement été quittée à la va-vite.

Entre deux paquets de chips, le correspondant d’Anna News repère la couverture jaune du roman suédois Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes. Il est traduit en anglais. « Regardez comme ils avaient préparé la base », commente-t-il en se filmant. « Ils pensaient qu’ils allaient rester ici longtemps. » Fadel Nasrala travaille pour une agence de presse d’Abkhazie, une région de Géorgie contrôlée par Moscou depuis 2008. À ce titre, il suit l’armée russe dans ses manœuvres en Syrie.

Crédits : Fadel Nasrala/Anna News

À Manbij, non loin de la frontière turque et de l’Euphrate, le journaliste tombe sur un ballon de football américain en visitant les dortoirs. Des soldats de l’US Army vivaient ici jusqu’à ce que Trump leur ordonne soudain de plier bagage mardi 15 octobre 2019. « Les forces de la coalition se retirent du nord de la Syrie », a annoncé le colonel Myles Caggins III. « Nous sommes sortis de Manbij. » Un millier de soldats seraient ainsi partis séance tenante, au grand plaisir de Fadel Nasrala et des soldats russes. « Manbij est à nous ! » fanfaronne le correspondant.

Par « nous », Nasrala entend Moscou et Damas, dont les hommes avancent côte à côte en Syrie. « Les forces gouvernementales syriennes ont pris le contrôle total de la ville de Manbij et des localités avoisinantes », a déclaré le ministère de la Défense russe dans un communiqué, cité par l’AFP. Cette opération est menée en réaction à l’offensive d’Ankara dans la région, lancée le 9 octobre. Un soldat turc a d’ailleurs été tué par un obus et huit autres ont été blessés. « L’armée turque a répliqué en bombardant des positions des forces kurdes », indique Reuters. Car par un étonnant retournement d’alliance, les Kurdes, lâchés par les États-Unis, ont dû faire appel au régime syrien et son parrain russe. « C’était inimaginable il y a quelques semaines », remarque Adel Bakawan, sociologue franco-kurde relié à l’EHESS et auteur du livre L’Impossible État irakien : les Kurdes à la recherche d’un État.

Après s’être entretenu avec Erdogan le 6 octobre au téléphone, Donald Trump a ordonné le retrait de ses hommes du nord de la Syrie. La voie étant libre, les Turcs ont fondu sur les forces kurdes des YPG qui, si elles ont fait reculer l’État islamique dans la région avec l’aide de Washington, ont le défaut d’être alliées au PKK. Lequel PKK est combattu par le pouvoir en Turquie. « Nous allons appliquer notre décision à Manbij », a déclaré Erdogan lundi 14 octobre. « Quand Manbij sera évacué, nous n’irons pas là-bas en tant que Turquie, nos frères arabes, qui sont les vrais propriétaires, les tribus… y retourneront. Nous assurerons leur retour et leur sécurité. »

Les drapeaux russe et syrien près de Manbij
Crédits : Mahmoud Bali

Hélas pour lui, Moscou est arrivé en premier. « Que le drapeau russe soit hissé au lieu du drapeau américain et que les YPG [y restent] sous le contrôle d’une autre puissance est une chose inacceptable », a déclaré le porte-parole du président turc, Ibrahim Kalin. Pour Trump, c’est égal. Turcs et Kurdes sont des « ennemis naturels » et « il est temps pour d’autres dans la région, dont certains ont des richesses, de protéger eux-mêmes leurs pays. » Lors d’un meeting au Texas, jeudi 17 octobre, il est revenu sur sa décision : « Ce que j’ai fait n’était pas conventionnel. J’ai dit qu’ils allaient se battre ensemble un petit moment comme deux enfants dans un parc, il faut les laisser se battre un peu avant de les séparer. »

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, 300 000 personnes ont été déplacées et 71 civils sont morts depuis le 9 octobre. Les autorités kurdes déplorent elles 218 victimes civiles. Jeudi 17 octobre, à l’issue d’une rencontre avec Erdogan, le vice-président américain Mike Pence a annoncé un cessez-le-feu. Vendredi matin, les armes parlaient pourtant encore : cinq civils ont perdu la vie à Ras al-Aïn.

L’impasse

Au milieu des gravats de Manbij, sous le soleil de ce mois d’août 2016, une femme en niqab prend dans ses bras une combattante des Forces démocratiques syriennes (FDS). Entre elles, une Kalachnikov est ballottée par l’accolade au bout d’une lanière. On devine un grand sourire sous le voile noir, voile noir que d’autres habitantes sont en train de passer au feu. Après deux mois de combats, les FDS sont parvenues à reprendre la ville à l’État islamique, grâce à l’appui de l’aviation américaine. Cette armée repose en majeure partie sur les YPG kurdes.

Abandonnée par les forces du régime en juin 2012, Manbij a eu tôt fait de se retrouver sous la menace de groupes djihadistes. Profitant des dissensions entre les factions rebelles, Ahrar al-Cham et le Front al-Nosra se sont insinués en avril 2013, suivis, au mois de juin, par l’État islamique. Malgré la forte opposition d’une partie de la population – visible par des slogans inscrits sur les murs –, Daech est parvenu à imposer son joug début 2014, en ayant notamment pris possession des moulins à farine et de l’approvisionnement en pain.

Pour endiguer l’avancée terroriste dans tout le pays, une coalition internationale a été formée en août 2014. « Elle comptait 64 pays, mais 80 % des effectifs étaient américains », pointe Adel Bakawan. De son côté, Manbij se débattait en organisant des grèves et des manifestations contre l’EI, sans succès. La ville a finalement été prise d’assaut par les FDS, avec pour colonne vertébrale le YPG, en juin 2016. Et au mois d’août, ses femmes ont enfin pu brûler leurs voiles noirs.

« Les FDS ont 70 000 soldats qui ont combattu contre l’extrémisme djihadiste, la haine ethnique et l’oppression des femmes depuis 2015 », plaide leur chef, Abdi Mazloum, dans une tribune publiée le 13 octobre 2019 par Foreign Policy. D’après le commandant, ils ont perdu 11 000 hommes et fait 12 000 prisonniers djihadistes. « À la demande de Washington », poursuit-il, « nous avons accepté de retirer nos armes de la frontière avec la Turquie », puisque « la Turquie ne nous attaquerait pas tant que le gouvernement des États-Unis tiendrait parole. »

Les FDS entrent à Manbij en 2016
Crédits : Mahmud Balî

Las, dimanche 6 octobre, vers 1 h du matin, Erdogan a composé le numéro de la Maison-Blanche. Sur quoi, Trump a décidé de retirer les soldats du nord de la Syrie, suscitant l’ire « de la majorité absolue du Pentagone, de la Maison-Blanche mais aussi du Congrès », selon Adel Bakawan. Le commandant Mazloum lui demande donc désormais de retenir les Turcs. Trump a fait une tentative : dans une lettre surréaliste signée le 9 octobre, le milliardaire menace de « détruire » leur économie. Mais selon la BBC, Erdogan l’a jetée à la poubelle.

Alors, les Kurdes vont « peut être devoir reconsidérer leurs alliances », explique Abdi Mazloum. « Les Russes et le régime syrien ont fait des propositions qui pourraient sauver les vies de millions de gens qui vivent sous notre protection. Nous ne croyons par leurs promesses. Pour être honnêtes, c’est difficiles de savoir qui croire. » Trump, en tout cas, a perdu du crédit dans la région. « Nous savons que nous devrons faire des compromis douloureux avec Moscou et Bachar el-Assad si nous décidons de travailler avec eux. Mais si nous devons choisir entre les compromis et le génocide de notre peuple, nous choisirons sans aucun doute la vie de notre peuple. »

Au lendemain de cette tribune, les forces kurdes annoncent avoir trouvé un accord avec Moscou et Damas pour enrayer l’avancée turque. Grâce à lui, « les forces militaires du régime reviendront dans les 35 % du territoire contrôlés par les FDS », prédit Adel Bakawan. « Ils s’y déploient déjà presque sans tirer de balles. » Désormais, les Russes semblent les mieux placés pour épargner un nouveau massacre aux Kurdes. Mais à quel prix ?

La fin du rêve

Manbij est à peine libérée, ce mercredi 24 août 2016, que la Turquie se rapproche dangereusement. À 32 km de là, tout près de la frontière turque, Ankara a envoyé ses chars déloger les combattants de l’État islamique et les milices kurdes présentes à Djarabulus, dans le nord de la Syrie. Les FDS venaient d’y nommer un conseil militaire, dont le responsable, Abdulsattar el-Kadiri, a tenu un jour avant d’être assassiné le 23 août.

Tout en présentant l’opération « Bouclier de l’Euphrate » comme une attaque contre l’EI, la Turquie enfonce un coin dans les défenses kurdes. Elle obtient ainsi le soutien de la coalition contre le terrorisme, au premier rang desquels se trouvent les États-Unis, par ailleurs membres comme elle de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).

Une patrouille turque à Manbij
Crédits : Türk Silahlı Kuvvetleri

Pour Damas, il s’agit en revanche d’une « violation flagrante » de sa souveraineté. Depuis le début de la guerre, en 2011, « l’opposition syrienne a été financée par la Turquie contre Bachar », rappelle Adel Bakawan. Au contraire, la Russie a mis son armée au service du régime en 2015. Elle se trouve donc elle aussi « profondément préoccupée » par l’irruption des Turcs dans le nord de la Syrie. Dans un premier temps, ils demeurent le long de la frontière, à distance de Manbij. Mais leurs hommes reviennent à la charge début 2018.

En janvier, après avoir averti le Conseil de sécurité des Nations unies, Ankara fait une percée jusqu’à Afrin pour couper les territoires contrôlés par les Kurdes en deux. Aussitôt, Erdogan annonce qu’il entend aussi les déloger de Manbij. Présents dans la région, les États-Unis décident alors de négocier. Ils obtiennent un départ des YPG contre le déploiement de patrouilles américano-turques entre la ville et la frontière. Elles se mettent en place en septembre 2018.

Une première fois, en décembre, Trump émet l’idée de rapatrier ses soldats, après s’être entretenu avec Erdogan. Désavoué par l’état-major et le Congrès, il annonce en février le maintient d’un contingent de 200 hommes, avant de finalement évacuer Manbij en octobre 2019. Si cette décision met les Kurdes en mauvaise posture, elle ne laisse pas la Turquie avec les mains complètement libres. Condamnée par une large partie de la communauté internationale, son offensive butte désormais surtout sur l’intervention de Damas, à la demande des FDS, et avec l’appui russe. « La Turquie se retrouve isolée », résume Adel Bakawan.

Crédits : le commandant Abdi Mazloum
Crédits : ANHA

Si le logiciel révolutionnaire du PKK, auquel sont reliés les FDS, n’exclut pas une résistance solitaire des Kurdes, le commandant Abdi Mazloum a semblé rejeter cette alternative aux accents suicidaires. Ce dernier privilégie un accord avec Damas, quitte à se retrouver en position de faiblesse au moment de négocier le statut des Kurdes dans l’État syrien, eux qui rêvaient il n’y a encore pas si longtemps de l’indépendance du Rojava, comme ils appellent la région. « Il ne faut pas oublier que, dans l’idéologie baasiste de Bachar el-Assad, il y a eu la dékurdification du Kurdistan syrien pendant plusieurs années », souligne Adel Bakawan. L’alliance avec Damas n’est qu’un pis-aller pour les Kurdes.

En venant en aide aux Kurdes, le régime syrien se met en position de reprendre la main sur le territoire et, ce faisant, renvoie l’indépendance au rang de chimère. Sans les Américains, les FDS n’auront guère de pouvoir de négociation. Pétrifiés par Erdogan qui menace de laisser passer 3,6 millions de réfugiés, les Européens ont de leur côté une implication militaire trop faible dans la coalition pour peser sur les événements. Le président turc doit rencontrer Poutine mardi 22 octobre à Sotchi. Sauf nouveau revirement des États-Unis, c’est donc Damas et Moscou qui sortiront gagnants, sans pitié pour les Kurdes.


Couverture : Kurdishstruggle