En eaux troubles

Devant un arbre immergé jusqu’à mi-tronc, de petits tas de branches défilent à la vitesse d’un canoë sur les eaux saumâtres du Sutlej. Au milieu du courant, une main se lève pour faire pleuvoir les coups. L’homme tente encore de dompter le bétail qui a été emporté avec lui. En ce mois d’août 2019, la rivière est sortie de son lit et a pris ses aises à Mastiki, au Cachemire, aidée par les autorités indiennes qui ont ouvert un barrage. Pour le Paksitan, situé en aval, c’est un acte de « guerre de cinquième génération ».

En février, New Delhi avait décidé de barrer certains cours d’eau en réaction à une attaque terroriste ayant tué 40 policiers indiens au Cachemire, cette région disputée par les deux États depuis leur séparation en 1947. « Ils essaient de nous isoler diplomatiquement, de nous étouffer économiquement et de réduire nos ressources en eau », accuse le président de l’Autorité pour le développement de l’énergie hydraulique, Muzammil Hussain. « L’eau aura automatiquement un impact sur l’économie, l’agriculture et l’irrigation. »

Le Sutlej
Crédits : Harpreet Riat

Sachant que près de 80 % des cultures pakistanaises dépendent du fleuve Indus, une médiation de la Banque mondiale a abouti à la signature d’un traité sur sa gestion en 1960. Mais dans un contexte de tensions croissantes entre les deux États, le Premier ministre indien, Narendra Modi, « se moque bien des traités », juge Hussain. Or, à en croire une étude parue en 2018, il manquera au Pakistan 31 millions d’acres-pieds d’eau d’ici 2025 sur les 104 millions dont il a besoin chaque année.

« Plus de 400 barrages sont en construction ou prévus pour la décennie à venir en Inde, au Népal, au Bhoutan et au Pakistan », dénombre Sunil Amrith, chercheur en études sud-asiatiques à Harvard et auteur d’Unruly Waters, un ouvrage sous-titré « Comment les pluies, les rivières, les rivages et les mers ont façonné l’histoire de l’Asie du Sud ». La région devrait ainsi devenir la plus densément peuplée en barrages au monde. « Ces plans aggravent les tensions internationales et sont porteurs de risques écologiques graves, qui se jouent des frontières », ajoute Sunal Amrith.

Dans une tribune publiée le 4 décembre 2019, la directrice du programme stratégique de l’Institut international de gestion de l’eau, Rachael McDonnell, partage son désespoir face aux tensions suscitées par l’eau au Pakistan mais aussi dans le nord du Nigeria ou en Syrie. Sur la chronologie des conflits de l’eau élaborée par le professeur américain Peter H. Gleick, 30 événements sont recensés pour l’année 2019. « Au centre du Mali, une série de massacres alimentés par des conflits sur la terre et les ressources ont eau ont entraîné la fuite de 50 000 personnes », peut-on par exemple y lire.

« La Jordanie pourrait manquer d’eau dans dix ans, comme beaucoup de petits États insulaires du Pacifique et des Caraïbes », avertit Rachael McDonnell. « Des villes comme Cape Town, Chennai et São Paulo ont déjà montré ce que sera le futur de certains zones urbaines : pas d’eau du tout. » Malgré l’urgence de la situation, « l’eau n’a presque pas été mentionnée au sommet sur le climat de New York, en septembre », pointe-t-elle. Le sujet n’est guère plus évoqué par l’Accord de Paris qui doit être réétudié lors de la COP25 jusqu’au 13 décembre.

Crédits : Just Water

Dans une étude publiée en septembre 2018 par la revue Global Environmental Change, un groupe de chercheurs européens écrit que « la concurrence sur les ressources en eau limitées est une des principales sources d’inquiétude pour les décennies à venir. Bien que la question de l’eau n’ait jamais été le seul élément déclencheur d’une guerre par le passé, les tensions sur sa gestion et son utilisation représentent l’une des principales préoccupations pour les relations politiques entre États riverains et peut exacerber ces tensions, augmenter l’instabilité et les troubles sociaux. »

La conjonction du dérèglement climatique et de la croissance démographique devrait selon eux augmenter les conflits de 75 % d’ici 2050. Les tensions sont déjà grandes sur les bords du Nil, où la construction d’un immense barrage par l’Éthiopie ne laisse pas d’agacer l’Égypte. Mais les chercheurs citent aussi les crises dans les régions du Nil, du Gange et du Brahmaputra, de l’Indue, du Tigre et de l’Euphrate ainsi que du Colorado. Car les problèmes d’eau sont loin d’être l’apanage des pays pauvres.

Cofondateur de l’entreprise de briques d’eau Just Water et de 501CTHREE, une association offrant des solutions pour apporter de l’eau potable aux communautés qui en manquent, Drew Fitzgerald a d’abord pensé agir en Afrique. « Mais des membres des Nations unies m’ont dit qu’il y avait aussi des problèmes chez nous », se souvient l’associé du rappeur Jaden Smith.

À la source

Sur le ciel du Wyoming, des lambeaux de neige éternelle cachent les sommets de Wind River. En contre-bas, un lac reflète ces tâches blanches avec la symétrie d’un test de Rorschach. Heather Hansman n’a qu’à se pencher au-dessus de son radeau pneumatique pour voir les montagnes se déplier à l’envers dans l’eau. En cet été 2016, la journaliste américaine quitte la source de la Green River pour naviguer jusqu’à l’endroit où le fleuve se jette dans le Colorado, 1 175 km plus bas. Chemin faisant elle documente le quotidien des éleveurs, des mineurs, des pêcheurs et des habitants des villes, qui luttent tous pour leur part d’eau.

« Si l’image de vastes étendues désertiques dans l’Ouest est encore vraie », écrit-elle « ce n’est pas parce que peu de gens y vivent. C’est à cause d’un fossé qui existe entre des populations rurales de plus en plus rares et des villes de plus en plus denses. Ce fossé se voit en politique, dans la démographie et aussi dans l’utilisation de l’eau. » Entre 2000 et 2014, le niveau du fleuve Colorado a baissé de 20 %, dont un tiers à cause du réchauffement climatique. « Entre l’évaporation, la diminution des apports et l’augmentation de l’utilisation, l’Ouest s’assèche. »

Aux États-Unis, « les sources d’eau sont nombreuses au nord-est et très rares au sud-ouest », explique Drew Fitzgerald. Mais dans un article publié le 2 décembre 2019, le Wall Street Journal constate que « les guerres de l’eau qui caractérisent l’Ouest se propagent vers l’Est. » Là aussi, « la soif d’eau grandissante des agriculteurs de l’Est, conjuguée à la croissance urbaine et au changement climatique, impacte aujourd’hui l’approvisionnement général en eau et alimente les batailles judiciaires qui dressent les États les uns contre les autres. »

Heather Hansman

Jeudi 5 décembre 2019, une cour d’appel du Michigan s’est prononcée en faveur des habitants du village d’Osceola qui contestaient la permis décerné à Nestlé pour pomper plus d’eau dans la région. Ce projet destiné à vendre de l’eau en bouteille plastique ne peut pas être considéré comme relevant d’un « service public essentiel », a estimé le tribunal.

« L’extraction et l’envoi d’eau à des endroits où elle ne peut pas retourner dans les nappes phréatiques et, surtout, en le faisant si vite que les sols ne peuvent pas se reconstituer, entraîne un épuisement irrémédiable, sauf à ce que le pompage soit réduit ou arrêté », a indiqué la justice. Pour l’avocat spécialisé dans l’environnement du Michigan Jim Olson, cette affaire pose une question fondamentale : à qui appartient l’eau ? « Dans ce cas, c’est à l’État et aux citoyens », se réjouit-il, « car vendre de l’eau en bouteille pour faire du profit est une affaire privée, pas publique. »

Cette décision ne peut que réjouir les habitants de la ville voisine de Flint. En avril 2014, les autorités ont décidé de puiser l’eau publique dans la rivière Flint plutôt que dans le lac Huron et la rivière Detroit pour faire des économies. Des insuffisances de traitement ont entraîné une contamination au plomb qui a touché quelque 100 000 personnes. Une épidémie de légionellose probablement liée à ces déficiences a fait 12 morts. C’est donc à Flint que Drew Fitzgerald et Jaden Smith sont arrivés en 2014 pour essayer d’apporter des solutions aux habitants.

Waterbox

Dans le Latinx Center de Flint, à deux pas de la rivière du même nom, les enfants se bousculent pour prendre une photo avec Jaden Smith. Le fils de Will Smith porte un hoodie violet et une casquette noire où s’étale la phrase « I love you » en lettres blanches. « Honoré d’être là », il lâche quelques mots puis va s’asseoir aux côtés de Drew Fitzgerald pour ne pas voler la vedette à la Waterbox. Cette boîte bleue de la taille d’un transformateur électrique peut être déplacée pour éliminer les métaux et les bactéries de l’eau. C’est la quatrième donnée par leur association, 501CTHREE, aux habitants de la commune du Michigan. Et ils sont absolument ravis.

Smith et Fitzgerald ont pourtant mis du temps à se faire accepter. « Quand nous sommes arrivés, ils ne faisaient confiance à personne car beaucoup de gens leur avaient menti », se souvient le second. « Des stars étaient passées ici simplement pour soigner leur image donc nous ne pouvions pas nous contenter de débarquer avec une solution. Ça aurait été arrogant. » Si le scandale a attiré les dons et les packs de bouteilles d’eau, cet élan de générosité s’est vite essoufflé. Certains habitants s’en remettaient donc à Dieu : ils se rendaient à l’église où les volontaires organisaient la collecte et la distribution de l’eau. « C’étaient devenus des manutentionnaires », remarque Fitzgerald.

Crédits : 501CHTREE

En parlant avec les fidèles, le duo a imaginé la Waterbox, un appareil doté d’un filtre en carbone pour purifier l’eau. Les données sur sa composition sont analysées et peuvent être consultées sur Internet. « Ce n’est pas une technologie très compliquée et nous n’avons pas mis de brevet dessus », détaille Fitzgerald. « Nous travaillons d’ailleurs avec des étudiants en science et ingénierie à l’université de Flint pour leur apprendre à assembler les pièces. » Alors qu’il est diplômé en art, lui-même a appris bien des choses sur le cycle de l’eau en quelques années.

Dessinateur de pochettes de rappeurs et beatmaker, il s’est intéressé à l’eau en tombant sur des briques en carton lors de vacances en Italie. Ce genre d’emballages n’existait pas aux États-Unis. Il a alors fondé Just Water, une marque de briques d’eau vouées à remplacer les bouteilles en plastiques. Aujourd’hui, les alternatives de ce genre se multiplient. Le 3 décembre dernier, l’acteur américain Jason Momoa, connu pour camper Aquaman dans le film du même nom sorti en 2018, a fait la promotion de sa marque Mananalu. Sur une photo de son ami, l’acteur Chris Pratt, tenant une bouteille en plastique, il commente : « Je t’aime mais qu’est-ce que c’est que cette bouteille d’eau ? Pas de plastique à usage unique ! » Pratt ayant reconnu sa faute, Momoa a promis de lui envoyer une caisse de Mananalu.

Tandis que la cause écologiste gagnait du terrain ces dernières années, Fitzgerald est devenu un véritable spécialiste de l’eau en suivant des cours au Massachusetts Institute of Technology. Il a ainsi découvert quelques innovations qui pourraient aider à régler certaines crises de l’eau, comme des robots-méduses dotés de capteurs capables de se déplacer dans les conduits pour détecter les fuites et tester la qualité de l’eau. Mais pour l’heure, les habitants de Flint ont encore besoin de la Waterbox et ils ne sont pas les seuls. « Nous avons reçu des messages d’Afrique du Sud, du Mozambique, du Sénégal, de Porto Rico ou encore du Nigeria », explique Fitzgerald.

Crédits : 501CHTREE

Là où l’eau se fait rare, la technologie peut apporter certaines réponses. Rachael McDonnell vante par exemple l’efficacité des satellites et des capteurs qui aident les fermiers à irriguer leur culture uniquement quand elles en ont besoin. « Mais la volonté politique manque souvent pour développer », déplore-t-elle. « Le Maroc a déjà pris des mesures dans ses régions désertiques au sud. »

Confronté à une pénurie d’eau potable, le Qatar construit de grandes infrastructures pour dessaler l’eau de ses côtes. L’usine Um Salal élaborée avec Saint-Gobain a toutefois coûtée 2,5 milliards d’euros. Pour les gouvernements moins bien dotés, l’organisation Water, Peace and Security (WPS) a mis au point une application pour prévenir les conflits. Cet outil dévoilé jeudi 5 décembre 2019 utilise le machine learning pour évaluer le risque à partir de plus de 80 variables sur 20 ans. Ses créateurs vantent un taux de succès de 86 %. « Vu l’explosion du nombre de conflits liés à l’eau, cette application est très importante », affirme Jessica Hartog, experte à International Alert et partenaire du projet. « Elle sauvera des vies si les politiciens agissent en fonction de ses premières alertes. »

D’après cet outil, des conflits sont à prévoir en Irak, en Iran, au Mali, au Nigeria, en Inde et au Pakistan dans les 12 mois à venir. Et il va falloir plus qu’une application et quelques Waterbox pour éviter leur extension.


Couverture : Timothy Kolczak