La forêt des fantasmes

Depuis son siège, au nord-ouest de Washington, D.C., la Central Intelligence Agency (CIA) espionne le monde à couvert, comme derrière un miroir sans tain. On n’entre pas ici sans invitation. En passant les contrôles, le visiteur dûment accrédité laisse derrière lui le parc de Langley Fork et une forêt de fantasmes pour rallier le parking. Là, le portable et les autres appareils doivent être abandonnés. Quand enfin, de l’autre côté d’une porte protégée par un code, il surprend les agents en plein travail, leurs visages apparaissent bien moins énigmatiques que dans les films. Ces femmes et ces hommes-là n’ont besoin ni de lunettes de soleil ni d’un chapeau pour garantir leur anonymat. Car tout le monde passe ici ses journées sur un ordinateur, à gérer les réseaux sociaux de l’agence.

En 2014, la CIA a confié la responsabilité de ses nouveaux comptes Facebook et Twitter à une femme dont le nom est public, Carolyn Reams. Aujourd’hui, sa remplaçante préfère ne pas décliner son identité. « Nous ne gérons pas les réseaux sociaux comme la plupart des gens », justifie Amanda. Consciente que le mystère qui l’entoure ne joue pas toujours en sa faveur, l’organisation accepte d’ouvrir quelques passages à travers Langley Fork. « Nous ne pourrons jamais être complètement transparents, mais nous essayons de l’être autant que possible, avec les contraintes qui sont les nôtres », expose l’attaché de presse Timothy Barrett.

Crédits : Bibliothèque du Congrès américain

Pour soigner l’image de l’agence, sa sulfureuse directrice donne même des conférences. Jeudi 18 avril 2019, Gina Haspel a justement évoqué la communication devant des étudiants de l’université Auburn, dans l’Alabama. « Sachez, puisqu’il est question de transparence, que la CIA a bien sûr un compte Twitter », a-t-elle lancé au palais des congrès The Hotel. « Et notre service de presse est prêt à lancer un compte Instagram. » Une semaine plus tard, il était inauguré par une photo comportant différentes références au monde de l’espionnage américain, de manière à offrir une sorte de jeu de piste aux internautes.

Devant un bureau où se devine une photo de l’ex-officier Tony Mendez, intervenu pour sauver des otages en Iran en 1979 – sa mission a inspiré le film Argo –, le badge de Gina Haspel est négligemment accroché à la chaise. Il porte le numéro 091947 pour renvoyer à la date de la création de la CIA, le 18 septembre 1947. Et l’horloge est arrêtée à 8 h 46, le moment où un premier avion s’est encastré dans le World Trade Center, le 11 septembre 2001.

« Nous cherchons à susciter la curiosité des utilisateurs d’Instagram pour leur montrer comment la mission de la CIA nous mène où d’autres ne peuvent pas aller et nous font faire ce que d’autres sont incapables de faire », explique l’agence dans un communiqué. « Sur ce compte, nous donnerons un aperçu de la vie de l’agence mais nous ne promettons pas de selfies pris dans des endroits secrets. »

Crédits : CIA

Par l’intermédiaire de Twitter et Facebook, l’organisation a notamment eu du succès en évoquant son équipe canine et en publiant une photo de chat à Langley. En fait de transparence, l’organisation aurait pourtant mieux à faire, moque son ancien employé, Edward Snowden, réfugié en Russie depuis qu’il a lancé l’alerte sur ses écoutes intrusives. « Les agences de renseignement ont tiré les mauvaises conclusions, du moins du point de vue du public, des scandales de 2013 », juge-t-il au micro du podcast Cyber. Plutôt que d’étudier les raisons qui les ont poussées à violer la loi, elles ont d’après lui « tenté de la changer et d’être plus flexibles et accommodantes, pour pouvoir obtenir ce qu’elles voulaient. En même temps, elles ont vu la crise comme un problème de communication. »

C’est pourquoi, aujourd’hui, « elles ont des comptes Instagram avec des photos de chiens qui leurs permettent de paraître amicales. Elles veulent se placer de votre côté. » En d’autres termes, tout est maîtrisé dans cette opération séduction à la gloire d’une agence dont les pratiques sont parfois plus sauvages que ses animaux de compagnie.

Samedi 4 mai 2019, son compte Instagram a partagé une photo issue de la cérémonie organisée pour les 20 ans du baptême du siège de Langley. Le centre s’appelle George Herbert Walker Bush, comme l’ancien président américain qui en était directeur dans les années 1970. À l’époque, la CIA aidait les mouvements fascistes à éliminer leurs opposants en Amérique du Sud via l’opération Condor.

La Khaleesi des réseaux

Un frisson parcourt le dos d’Edward Snowden ce 11 avril 2019. En voyant Julian Assange, cet homme à la barbe blanche affaibli par des années de confinement, expulsé de l’ambassade d’Equateur à Londres, l’ancien employé de la CIA s’imagine à sa place. Après avoir dévoilé des documents confidentiels des agences de renseignement américaines, il a lui aussi pensé à demander l’asile dans ce pays d’Amérique du Sud. Finalement, l’informaticien a obtenu le statut de réfugié en Russie en 2013. Sans ça « je serais à Guantánamo aujourd’hui ou peut-être mort », se figure-t-il aujourd’hui qu’Assange a été lâché par l’Équateur.

Edward Snow­­den et le journaliste Glenn Green­­wald
Crédits : Citi­­zenFour

Au moment où Snowden pose le pied à Moscou, l’ampleur de la surveillance menée par la NSA et la CIA ne lasse de créer le scandale. L’espionnage est tentaculaire. Pour désamorcer les critiques, leurs dirigeants entreprennent entre autres de passer par les réseaux sociaux. Onze mois durant, la Central Intelligence Agency réfléchit à une bonne façon d’investir Twitter. Le projet passe par les différents étages de la bureaucratie où un certain nombre de questions de sécurité sont passées en revue et le premier message est finalement publié le 6 juin 2014. « Nous ne pouvons ni confirmer ni nier qu’il s’agit de notre premier tweet », peuvent lire les internautes.

Au départ, un groupe présente quatre ou cinq messages au directeur de l’époque, John Brennan, qui choisit celui à partager. « En élargissant nos activités à ces plateformes, nous serons capables d’interagir plus directement avec le public et de fournir des informations sur notre mission, notre histoire et nos développements », indique Brennan. « Nous avons des confidences importants à faire et nous voulons nous assurer que l’information non-classifiée est plus accessible aux Américains que nous servons, conformément à notre mission de sécurité nationale. » Sous ses ordres, Carolyn Reams accomplit cette tâche avec le surnom de « Khaleesi des réseaux », en référence au personnage de Daenerys Targaryen dans Game of Thrones.

La CIA n’essaye pas seulement de maîtriser le langage des jeunes, elle tweete aussi en cyrillique. Le 15 janvier 2015, une phrase russe pensée pour faire croire à un piratage cite en fait l’écrivain Boris Pasternak. Elle parvient ainsi à attirer l’attention du public sur l’histoire de son roman Le Docteur Jivago, à l’époque où il circulait sous le manteau en Union soviétique. « Ceux qui n’ont rien traduit, parmi lesquels se trouvaient certains journalistes, ont cru que nous avions été hacké », sourit Carolyn Reams. « Je dirais que ça a assez bien marché. » Même lorsqu’elle décide de publier une photo de chat, comme le 10 juin 2015, la Khaleesi des réseaux demande l’aval de la direction.

Cela ne suffit pas toujours à éviter les problèmes. Deux semaines plus tard, une série de tweets commémorant l’invasion de la Corée du Sud par son voisin septentrional est prise sans recul historique par certains. « J’étais chez le dentiste quand un collègue m’a appelé pour me dire que les gens pensaient que Pyongyang était en train d’envahir la Corée du Sud », se souvient Reams. « Si vous preniez le tweet sans le contexte, vous pouviez le penser. C’était un peu terrifiant. » Après cette erreur, l’agence revient à une certaine sobriété sur les réseaux. Mais elle finit par revoir sa stratégie.

Aux frontières de la fantaisie

L’esprit de Game of Thrones n’a pas quitté la CIA quand Carolyn Reams a été déchargée de la gestion des réseaux sociaux pour devenir responsable du protocole à l’été 2018. Sur Twitter, l’agence a reconnu le 22 avril 2019 qu’un de ses anciens agents faisait une apparition dans la série : « Travailler pour la CIA donne l’avantage de voyager dans le monde entier. Apparemment, cela permet même d’aller dans d’autres royaumes. Vous pourrez suivre notre ancien sous-directeur à Westeroos dans l’épisode de cette nuit. » Plus tôt, David S. Cohen avait lui-même reconnu sur le réseau social qu’il avait participé au tournage.

À peine arrivée dans la fauteuil de Carolyn Reams, Amanda a eu une discussion avec ses collègues sur ce qu’il serait possible d’améliorer. « Même si nous sommes la CIA et que nous devons respecter certaines règles, nous avons pensé que nous pouvions être davantage dans l’interaction », confie-t-elle. En février dernier, pendant les Oscars, le compte de la CIA a lancé un sondage demandant à son audience si le vibranium, le métal du film de science-fiction Black Panther, existait.

« Si vous regardez chaque tweet, vous verrez qu’ils ont tous un lien avec le monde du renseignement », précise Amanda. « Par exemple, nous avons toujours voulu faire quelque chose sur la Journée internationale du parler pirate, mais nous n’avons rien trouvé de corrélé. Même si nous essayons de prendre part au débat public quand il a lieu, il faut toujours que cela ait un lien avec notre mission. »

Afin de rester dans ce cadre, les messages partagés sur les réseaux sont dans leur immense majorité inspirés d’informations publiées sur le site de la CIA. Avant publication, leur forme est contrôlée par plusieurs personnes. Ces étapes n’empêchent pas « une certaine fantaisie », à en croire l’attaché de presse Timothy Barrett. « Ce n’est pas trop scénarisé. » Quoiqu’un rien périlleux, ce ton spontané adopté pour correspondre au style des réseaux sociaux peut servir à attirer de jeunes talents vers l’agence. « Les gens ne s’imaginent pas forcément ici et je pense que c’est un obstacle majeur au recrutement », admet une collègue d’Amanda, Candice. « Il faut qu’ils se disent qu’ils pourraient travailler là. »

En revanche, les postulants n’ont pas intérêt a trop se livrer sur leurs propres comptes. « Pour un officier clandestin qui aura une couverture à maintenir, cela peut véritablement poser problème », reconnaît le sous-directeur David Cohen. Car dès lors qu’une agence étrangère connaîtra l’identité d’un agent, rien ne l’empêchera de chercher les traces qu’il a laissées sur la Toile. Le recruteur en chef Ron Patrick a d’ailleurs déjà éconduit les candidats ayant évoqué leur entretien avec des amis en ligne. « Une fois que nous nous intéressons à eux, nous leur intimons de ne pas nous suivre sur les réseaux. »

Avant d’en arriver là, ceux que l’agence intéressent peuvent désormais poser des questions sur les réseaux sociaux à « Molly ». Chargée de répondre aux appels et aux e-mails depuis 2002, cette personne réagit au hashtag #AskMollyHale. La CIA précise toutefois qu’elle restera muette devant les théories conspirationnistes, le trolling et le spam. Et, « évidemment, elle ne donnera pas de réponses classifiées. » Pas sûr que cela suffise à Edward Snowden.


Couverture : La CIA est sur Insta. (Ulyces)